« Le vieux rêve policier du contrôle technologique des populations semble aujourd’hui réalisable », selon le chercheur Olivier Cahn
Depuis quelques années, l’exceptionnel a souvent tendance à devenir la règle en matière de sécurité. Dans une interview accordée à la revue Dedans Dehors, le juriste et chercheur Olivier Cahn analyse la situation et s’inquiète de cette dérive sécuritaire, dont le dispositif mis en place pour les JO est très certainement un nouvel exemple.
◆ Les mesures exceptionnelles seront-elles provisoires ?
À événement exceptionnel, mesures exceptionnelles, nous dit-on pour justifier le dispositif de sécurité mis en place pour les Jeux olympiques de Paris. Et à la limite, pourquoi pas, car les menaces réelles existent. À condition, toutefois, que les droits fondamentaux soient préservés et que l’exception reste l’exception, c’est-à-dire que ces mesures soient provisoires et ne deviennent pas la règle.
Or, rien n’est moins sûr, comme l’analyse Olivier Cahn, juriste, universitaire et chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP-CNRS), dans une interview accordée récemment à la revue Dedans Dehors et disponible en accès libre sur le site de l’Observatoire international des prisons (OIP).
◆ Pas de retour en arrière
Tout en rappelant que les mesures dérogatoires prises pour les JO s’inscrivent dans un cadre juridique existant aux échelons national et européen, Olivier Cahn s’inquiète de ce qu’il en restera : « L’expérience, notamment depuis 2015 avec l’état d’urgence et la loi Silt [loi sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, NDLR], montre qu’il n’y a pas de retour en arrière, si bien que l’exceptionnalité devient une notion toute relative. L’événement crée la dérogation, mais la dérogation ne disparaît pas quand l’événement cesse, au contraire : peut-être sous des formes un peu mieux encadrées juridiquement, elle est intégrée au droit commun, à la disposition des autorités. »
◆ Des mesures qui seront appliquées à d’autres événements
Pour le juriste, tout porte donc à penser « que ce qui se met en place pour les JOP connaisse ensuite une forme de pérennité, pour encadrer d’autres événements sportifs ou bien des événements politiques, récréatifs, etc. – simplement parce que l’on aura considéré que “cela marche bien”, que le dispositif a évité des attaques terroristes, des mouvements de foule, des bagarres entre supporters… C’est un argument extrêmement performatif, parce que l’on ne saura jamais s’il se serait passé quelque chose autrement. Mais c’est bien cette logique qui permet de pérenniser des dispositifs justifiés au départ par un événement très particulier. »
Cette crainte rejoint celle de l’avocat David Guyon et de l’Association de défense des libertés fondamentales (ADLF), qui ont déposé un recours devant le Conseil d’État pour faire annuler le « pass JO ». Me Guyon a rapporté que, lors de l’audience qui s’est déroulée le 11 juillet dernier, le Conseil d’État n’a pas contesté que ce pass « aura vocation à s’appliquer à d’autres événements ».
⥤ Voir notre entretien avec l’avocat David Guyon : « JO : un risque pour nos données ? »
◆ Utilisation des données et vidéosurveillance
Tout comme David Guyon, Olivier Cahn se soucie également du « devenir des données collectées, susceptibles d’être gardées très longtemps et d’être utilisées dans des fichiers ». Quant à l’utilisation des caméras de vidéosurveillance algorithmique, le chercheur est convaincu que ce dispositif n’en restera pas à la phase expérimentale : « On est là dans quelque chose que l’on connaît très bien en matière sécuritaire, qui consiste à arguer du caractère expérimental pour faire passer la pilule – et puis à l’expiration du délai d’expérimentation, on fait passer une petite disposition dans une loi qui tombe à point nommé, de sorte que cela devient définitif. »
Ceci alors que plusieurs travaux montrent, selon lui, l’inefficacité de la vidéosurveillance aussi bien sur le plan dissuasif pour éviter la commission d’infraction, que sur le plan judiciaire pour identifier et interpeller des auteurs d’infraction.
◆ La faiblesse des autorités de contrôle
Face au déploiement de ces nouveaux outils technologiques, Olivier Cahn estime que « la faiblesse des autorités de contrôle » est un vrai problème. « On constate ainsi depuis des années que les institutions de contrôle, que ce soit le Conseil constitutionnel, le juge ou les autorités administratives indépendantes, adaptent elles-mêmes leur niveau d’exigence, dans cette logique qui rappelle Jacques Ellul : ce qui est technologiquement possible deviendra inévitablement légal, donc on organise un contrôle apparent, mais de moins en moins performant, exigeant. »
◆ Un durcissement constant des politiques sécuritaires
En parallèle, le durcissement constant des politiques sécuritaires serait dû, selon cet universitaire, à trois facteurs. Premièrement, la faiblesse du politique qui accède trop facilement aux demandes des forces de l’ordre, alors que, dans un État de droit, le pouvoir politique « doit assurer un équilibre entre efficacité répressive et garantie des droits fondamentaux ».
Deuxièmement : le fait que nous soyons « à un moment très particulier de l’histoire où le vieux rêve policier du contrôle technologique des populations, qui jusqu’à présent relevait de la science-fiction, semble aujourd’hui réalisable ». Enfin, dernier facteur : « Une sorte d’accoutumance à la démocratie libérale, qui fait que tout le monde a oublié ce que c’est de vivre dans un régime de police. La vigilance s’est émoussée quant au droit à la sûreté, c’est-à-dire l’obligation pour l’État de garantir le droit à la sécurité, certes, mais aussi de protéger les libertés fondamentales contre les ingérences indues. »
◆ Continuer de défendre les droits fondamentaux
Olivier Cahn reste cependant optimiste et ne « pense pas que l’effet cliquet [qui désigne l’impossibilité de revenir en arrière une fois une étape franchie, NDLR] soit irrémédiable », même si « la protection des droits fondamentaux n’est jamais un cri unanime de toute la population », mais « repose sur de petites structures fermes sur les principes : associations, universitaires… ». Pour lui, tant que ces structures résistent, « les conditions d’un retournement de tendance continuent d’exister ».
Article par Alexandra Joutel
(Image par Photo Mix de Pixabay)
⇒ Pour aller plus loin, lire notre article ci-dessous du Nexus n° 153 :
⇒ Regarder notre documentaire sur la dictature numérique :
⇒ Lire notre dossier « JO 2024 : Souriez, vous êtes fichés ! » dans le n° 151 (mars-avril 2024) :
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