Sanofi, entre business et scandales sanitaires
Condamnation dans l’affaire de la Dépakine, inauguration d’une nouvelle usine à Neuville-sur-Saône, retour dans les médias de l’affaire des rejets toxiques sur le site de production de Mourenx dans les Pyrénées-Atlantiques… Le groupe pharmaceutique français Sanofi est au cœur d’une actualité chargée, mais navigue depuis longtemps entre business et scandales sanitaires.
◆ Inauguration d’une usine « révolutionnaire »
Les hasards (ou non) du calendrier sont parfois de mauvais goût. Alors qu’il venait d’être condamné la veille, en première instance, à verser 285 000 € d’indemnités à Marine Martin dans le cadre du scandale de la Dépakine, le groupe Sanofi a inauguré mardi 10 septembre sa nouvelle usine de Neuville-sur-Saône, près de Lyon, en présence du président de la République, Emmanuel Macron.
Baptisée « Modulus » et annoncée comme « révolutionnaire » par Sanofi lui-même, cette nouvelle unité de production servira à « produire ses prochains vaccins et médicaments biologiques », selon un concept modulable unique au monde. Celui-ci aura la « particularité de s’adapter pour fabriquer jusqu’à quatre vaccins ou biomédicaments simultanément, et de pouvoir se reconfigurer en quelques jours ou quelques semaines pour changer de plateforme technologique », alors qu’il faut compter « plusieurs mois, voire plusieurs années, dans les usines classiques ».
◆ Vaccins en tous genres et traitements biotech
Bien qu’inaugurée la semaine dernière, cette usine du futur ne sera en réalité opérationnelle que fin 2025. Y est prévue la production de vaccins viraux vivants atténués, de vaccins à protéine recombinante, de vaccins à ARN messager, ainsi que des traitements issus de biotechnologies tels que les enzymes ou les anticorps monoclonaux. De quoi faire rêver, sans doute, de futurs investisseurs. Sanofi y a déjà investi près de 500 M€, « avec l’aide de l’État », précise Challenges.
Le communiqué de l’entreprise contient un verbatim de son directeur général, Paul Hudson, chargé de belles promesses. On y apprend, entre autres, que cette nouvelle usine sera « plus moderne, écologique et connectée ».
◆ Retour à Mourenx : l’autre scandale lié à la Dépakine
C’est tellement beau qu’on en oublierait presque l’autre scandale lié à la Dépakine : celui des rejets toxiques émanant du site où est produit ce médicament antiépileptique, à savoir l’unité de production de Mourenx, dans les Pyrénées-Atlantiques.
Hasards (ou non) du calendrier, Libération ressort l’affaire en publiant quelques jours plus tard, le 15 septembre, de nouvelles révélations à ce sujet.
◆ Rejets toxiques « à des taux astronomiques »
L’affaire avait éclaté le 8 juillet 2018 avec une enquête de Mediapart. On en trouve également trace dans un communiqué de presse de l’association France Nature Environnement, qui évoque « un rapport [mettant] en évidence des rejets de matières dangereuses à des taux astronomiques, bien au-delà des seuils autorisés ».
Il s’agit d’un rapport d’inspection datant du mois d’avril 2018. Les chiffres indiqués dans le document sont en effet renversants. Alors que l’usine chimique de Sanofi est autorisée à rejeter cinq composés organiques volatils dans l’atmosphère (le bromopropane, le toluène, l’isopropanol, le valéonitrile et le propène) dans une limite globale de 110 mg/m3, elle en aurait émis des quantités nettement supérieures, allant jusqu’à 770 000 mg/m3 en mars 2018, soit 7 000 fois plus que la valeur autorisée.
◆ Des substances cancérogènes, mutagènes et probablement reprotoxiques
Les émissions de bromopropane en particulier, un solvant entrant dans la composition de la Dépakine, ont été mesurées jusqu’à 380 000 mg/m3, soit 190 000 fois le seuil limite autorisé, fixé à 2 mg/m3. En plus d’être toxique pour l’environnement, cette substance, tout comme le toluène, est classée CMR (cancérogène, mutagène et reprotoxique possible) par l’Organisation mondiale de la santé.
D’autres rapports de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) et de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) ont concerné les rejets de valproate de sodium, la substance active de la Dépakine. L’usine en aurait rejeté entre 13 et 20 tonnes par an entre fin 2015 et début 2017. Ces émissions auraient ensuite diminué.
Les riverains et les salariés de l’usine avaient toutes les raisons d’être scandalisés par ces premières révélations.
◆ Installation de filtres à charbon
Sanofi a été obligé de suspendre l’activité de son site dès le 9 juillet 2018, avec mise en demeure de procéder aux améliorations techniques nécessaires de ses installations. Concrètement, des filtres à charbon ont été ajoutés sur les colonnes d’abattage qui servent à retenir les particules nuisibles avant que celles-ci ne soient rejetées dans l’atmosphère. L’activité a pu reprendre après travaux, en septembre suivant.
Entre-temps, le syndicat CGT, l’association de défense de l’environnement Sepanso et plusieurs riverains ont déposé plainte, estimant que l’entreprise a mis trop de temps (six mois) pour prévenir la préfecture des dépassements de seuil enregistrés, alors qu’elle aurait dû le faire immédiatement. Les plaignants réclament également un historique des mesures de rejets toxiques pour savoir depuis combien de temps cette pollution existait.
◆ Ouverture d’une enquête judiciaire
Suite à ce dépôt de plainte, une information judiciaire a été ouverte en 2022, notamment pour « mise en danger d’autrui » et « obstacle aux fonctions d’un agent habilité à exercer des missions de contrôle administratif dans le domaine de l’environnement ». L’enquête a été confiée au pôle santé publique du tribunal judiciaire de Paris. Elle est toujours en cours.
Fin 2023 cependant, l’affaire refait surface. Le 19 novembre, un article du Monde annonce qu’une riveraine de l’usine de Mourenx, qui souhaite rester anonyme, a porté plainte contre X le 15 novembre pour « mise en danger d’autrui », auprès du pôle santé publique du tribunal de Paris. La plaignante n’a jamais pris de Dépakine de sa vie, mais ses deux enfants présentent des troubles développementaux similaires à ceux constatés chez les enfants exposés à ce médicament in utero.
Elle ne serait vraisemblablement pas la seule à avoir subi des « effets secondaires » de ces émanations, mais encore faut-il prouver le lien entre les rejets toxiques de l’usine et les pathologies développées.
Publication Facebook de l’Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anti-convulsivant (Apesac).
◆ Nouveaux dépassements de seuil en 2023
Un nouvel article du Monde, publié le 11 décembre 2023, révèle cette fois que de nouveaux dépassements de seuil ont été constatés à l’usine de Mourenx entre les 15 et 21 novembre 2023. D’après l’entreprise elle-même, du bromopropane a été temporairement rejeté dans l’atmosphère dans des quantités supérieures à 75 fois la limite autorisée. Un incident, selon elle, « isolé » et « très bref », lié à la dégradation des charbons actifs en raison de fortes intempéries.
La direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) indique que « depuis l’été 2018, cet événement constitue le premier dépassement en bromopropane dont l’administration a connaissance ». Des analyses de contrôle effectuées par un laboratoire extérieur dans les jours suivants auraient montré un rapide retour à la normale.
◆ Des informations dissimulées depuis 2012
Mais la Dreal, justement, est-elle au courant de tout ? À la lecture de l’article publié par Libération le 15 septembre dernier, la réponse est non. Le dossier d’enquête du pôle santé publique du tribunal judiciaire de Paris, auquel la rédaction a eu accès, révèle en réalité toute une série de dissimulations de la part de Sanofi. « Non seulement les responsables du site semblent avoir été conscients de la dangerosité des rejets de bromopropane et de toluène, mais ils en auraient surtout eu connaissance depuis 2012. Ils auraient ainsi sciemment occulté leur existence aux services de l’État jusqu’en mars 2018, n’hésitant pas à modifier des rapports, à cacher des données ou à mentir au moment des inspections », souligne l’article.
Libération explique également que l’usine de Mourenx relève du régime des « installations classées pour la protection de l’environnement » (ICPE) et qu’à ce titre, elle est seule responsable de l’identification de ses points de rejet, des impacts de sa production sur l’environnement et de la déclaration des anomalies. Un système d’autocontrôle qui fait s’interroger le président de l’association Sepanso, Patrick Mauboulès, qui juge « inconcevable de demander à des délinquants de s’autocontrôler. On ne demanderait pas à un voleur de se dénoncer… »
◆ La Dépakine, mais aussi le Zantac
Le même reproche pourrait être fait aux études cliniques exigées par les autorités de santé avant l’autorisation de mise sur le marché d’un nouveau médicament. Ces études sont généralement réalisées et/ou financées par le laboratoire lui-même, dans un évident conflit d’intérêts.
À ce titre, le scandale de la Dépakine n’est pas la seule casserole de Sanofi, puisque le groupe pharmaceutique français est aux prises depuis 2022 avec les affaires liées au Zantac aux États-Unis. Ce médicament, utilisé contre les brûlures d’estomac et commercialisé d’abord par GSK, puis par d’autres laboratoires, dont Sanofi, a été retiré du marché en 2020 après que l’agence américaine du médicament (Food and Drug Administration – FDA) a alerté sur la présence d’une impureté potentiellement cancérogène, la NDMA. Des milliers de poursuites pour « dommages corporels » ont suivi cette annonce, les plaignants accusant le Zantac d’être à l’origine de leurs cancers.
◆ Plus de 70 000 actions en justice
À la suite de GSK, Sanofi a conclu en mars dernier un accord de principe avec les avocats d’environ 4 000 plaignants pour éteindre les litiges en cours dans plusieurs États, même si le groupe pharmaceutique estime ces plaintes infondées. Le montant de l’accord n’a pas été dévoilé.
Dans l’État du Delaware, en revanche, le tribunal a autorisé en juin la poursuite de plus de 70 000 actions en justice. Sanofi, tout comme GSK, continue de soutenir que les études scientifiques ne montrent aucun risque accru de cancer lié au Zantac.
◆ Après le Dengvaxia, bientôt le Beyfortus ?
En 2018, les Philippines ont également engagé des poursuites contre le groupe français, suite aux décès de 14 enfants vaccinés contre la dengue avec le Dengvaxia. Sanofi a d’abord nié tout lien entre ces décès et son produit, avant d’admettre que celui-ci facilitait la maladie et provoquait des cas plus sévères chez les personnes n’ayant jamais été infectées par la dengue auparavant. Cet effet facilitant et aggravant s’appelle ADE (antibody dependent enhancement).
Le prochain médicament sur la liste sera-t-il le Beyfortus ? Autorisé en France depuis l’an dernier et commercialisé par AstraZeneca en partenariat avec Sanofi, cet anticorps monoclonal est injecté aux nourrissons avant l’hiver pour prévenir la bronchiolite. Une nouvelle campagne vient de débuter. Or, comme nous l’indiquions dans un article en date du 3 janvier 2024, ce médicament pourrait lui aussi être susceptible de provoquer un effet ADE et être responsable d’une surmortalité néonatale. L’alerte a été lancée par la pharmacienne-biologiste Hélène Banoun, auteure d’un article scientifique consacré à ce sujet. Celui-ci vient d’être publié dans la revue Current Issues in Molecular Biology.
Article par Alexandra Joutel
⇒ Lire notre dossier sur le Beyfortus et la bronchiolite du nourrisson dans le n°150 de Nexus (janv.-fév. 2024) :
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