Radioactivité : du ruthénium 106 dans l’air européen !
Du ruthénium 106, élément radioactif d’origine industrielle, a été détecté dans plusieurs pays d’Europe début octobre. Plusieurs hypothèses sont avancées pour expliquer la présence anormale du radionucléide. Pour l’heure aucune réponse n’a pu être donnée, l’enquête est toujours en cours.
La présence de ruthénium 106 a été détectée fin septembre-début octobre 2017 par plusieurs institutions de surveillance européennes dans l’atmosphère de l’est et du sud-est de l’Europe, en Norvège, Finlande, Pologne, Autriche, République Tchèque, Suisse et Italie.
Ce phénomène anormal a été confirmé par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) qui précise dans son communiqué du 4 oct. 2017 que « les niveaux très faibles de contamination atmosphérique en ruthénium 106 observés à ce jour sont sans conséquences pour l’environnement et pour la santé. ». Une absence de risques que martèlent à l’unisson les organismes de surveillance européens. « Si cette contamination reste limitée dans le temps, les doses subies par inhalation du ruthénium 106 à des concentrations de quelques mBq/m³ [1] peuvent être considérées comme négligeables », confirme la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) (voir note du 5 oct. : Détection de ruthénium 106 dans l’atmosphère en Europe – PDF).
« Si » cette contamination reste limitée dans le temps… Une condition qui soulève d’autres interrogations, et qui pointe notamment la nécessité de délivrer des informations fiables, à tout moment, auprès du public.
Quelle est l’origine de cette pollution ?
La première question préoccupante concernant la présence du ruthénium 106, c’est que, jusqu’à maintenant, personne n’a pu identifier l’origine de cette pollution. « Sur la base des conditions météorologiques des derniers jours, des calculs de rétro-trajectoires sont en cours, pour essayer de déterminer l’origine de cette pollution atmosphérique », indique l’IRSN. Mais les résultat se font attendre, en France comme partout en Europe.
« Comme il n’existe aucun réservoir naturel de ruthénium 106 dans l’environnement, ni de source artificielle qui en émettrait en continu, nous aimerions bien savoir d’où vient cet élément radioactif », exprime Jean-Marc Péres, directeur général adjoint de l’IRSN en charge de la santé et de l’environnement. Encore faudrait-il disposer au niveau international d’un dispositif de surveillance et de communication vraiment efficace et transparent qui cible l’ensemble des installations utilisant des sources radioactives… Le Criirad renchérit : « Il est important que l’origine de ces rejets de ruthénium 106 soit recherchée. De ce point de vue l’absence d’information est inquiétante. »
Alors, que faire ? Quelle instance internationale, quel gendarme mondial mobiliser ? Quels sont les leviers d’action citoyenne ? On ne peut mettre un gendarme dans chaque installation concernée. Sans compter que les grandes institutions ne sont pas exemptes de collusions. Il n’est qu’à prendre l’exemple de l’autorité sanitaire internationale, l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui a montré ses lacunes dans la protection de la santé des populations souffrant de la radioactivité. Une responsabilité défaillante qui pourrait s’expliquer par les liens étroits que l’OMS entretient avec le lobby nucléaire, et qui sont dénoncés par les collectifs antinucléaires (voir L’OMS, le réchauffement climatique et le lobby du nucléaire – Blog Médiapart).
En Russie ?
Une hypothèse avancée récemment (11 oct.) par les experts allemands de l’Office fédéral allemand de la radioprotection (BFS) est que l’origine de cette libération de particules radioactives se situerait à environ 1 000 km à l’est de l’Allemagne, dans les montagnes du sud de l’Oural voire dans d’autres régions russes. Ce que Rosatom, l’Agence fédérale de l’énergie atomique russe, a formellement démenti dans un communiqué (11 oct.) précisant que « La situation radioactive autour des installations nucléaires russes se situe dans la norme et correspond au fond naturel de rayonnement ». Retour donc à la case départ…
Quels niveaux de contamination en Europe ?
Les niveaux du radionucléide artificiel mesurés par les stations d’au moins 14 pays européens sont relativement faibles dans l’air ambiant en Europe.
Sur le territoire français, la contamination n’a pas été détectée pour l’instant. L’IRSN indique dans son communiqué que les résultats obtenus pour ses stations d’Orsay (91) et Grenoble (38) sont inférieurs au seuil de détection de 50 µBq/m³ (la période d’échantillonnage des filtres est non précisée).
En Suisse, dans le Tessin, la concentration de ruthénium 106 mesurée à Cadenazzo était de 1 900 µBq/m³ dans les filtres aérosols exposés les 2 et 3 octobre, une valeur « 350 fois inférieure à la limite d’immissions dans l’air fixée pour ce radionucléide dans l’Ordonnance sur la radioprotection », précise l’Office fédéral de la santé publique suisse (OFSP) dans son communiqué (9 oct). Au-delà du 7 oct., le Ruthénium 106 n’était plus détectable dans l’air au Tessin.
En Autriche, du 2 au 3 octobre, à Vienne, la concentration du radionucléide dans l’air a atteint 46 000 µBq/m³. Le niveau enregistré est ensuite descendu à moins de 200 µBq/m3 (du 4 au 6 octobre).
Enfin, en Pologne, la PAA (Agence nationale de l’énergie atomique) mentionne dans son communiqué (4 oct.) une valeur de 6 400 µBq/m³ (la période d’échantillonnage des filtres est non précisée).
LE RUTHÉNIUM 106, C’EST QUOI ?
Le ruthénium 106 est un radionucléide d’origine artificielle (produit de fission issu de l’industrie nucléaire), émetteur de rayonnements bêta. La radioactivité du ruthénium 106 est divisée par deux tous les 373 jours. Dans la nature, la forme la plus courante de cet atome est le ruthénium 102, qui n’est pas radioactive. Le ruthénium appartient au groupe des métaux du platine (PGM) avec le rhodium, le palladium, l’osmium, l’iridium, et le platine. Le ruthénium attaque la peau, il est suspecté d’être cancérogène. Le ruthénium 106 est utilisé, entre autres, en médecine pour le traitement par irradiation des tumeurs de l’œil ainsi que dans des générateurs thermoélectriques à radioisotope pour l’alimentation en électricité des satellites.
Qui est autorisé à rejeter de ruthénium 106 ?
Deux types d’installations en Europe et dans les pays voisins sont autorisées à rejeter du ruthénium 106 dans l’atmosphère ou sont susceptibles d’en rejeter :
• les installations liées à la production d’électricité d’origine nucléaire (centrales électronucléaires, usines de retraitement, etc)
• les installations liées à l’utilisation du radionucléide dans le domaine médical (réacteurs de production d’isotopes, services de médecine nucléaire, incinérateurs de déchets divers, etc..).
Deux hypothèses pour expliquer la contamination
Les experts français ont identifié deux sources possibles pour expliquer la présence anormale de ruthénium dans l’atmosphère :
• le produit de fission que l’on retrouve dans les combustibles usés sortis des réacteurs nucléaires
• le ruthénium utilisé comme source radioactive en médecine nucléaire, pour la curiethérapie
Selon l’OFSP (Suisse) : « Aucun autre radionucléide d’origine artificielle n’a pu être décelé au cours de la même période, ce qui indique qu’il s’agit probablement d’une source de Ruthénium qui a été accidentellement incinérée et non d’un rejet provenant d’une installation nucléaire ou d’une usine de retraitement, car dans ce cas l’émission de Ruthénium-106 s’accompagnerait de celle d’autres radionucléides. » Même argument avancé par Jean-Marc Péres : « Il ne peut s’agir de ruthénium qui serait présent dans un réacteur nucléaire, car en cas d’accident, on verrait aussi bien d’autres éléments avant le ruthénium, ce qui n’est pas le cas ». Les très hypothétiques dégazages qui auraient réussi à s’échapper des essais nucléaires souterrains en Corée du Nord sont exclus pour les mêmes raisons.
Il pourrait donc s’agir d’un problème lié à une mauvaise manipulation de sources médicales contenant du ruthénium. « Il y a parfois des erreurs de gestion des sources, c’est déjà arrivé à plusieurs reprises dans l’est de l’Europe, et si une source part vers un incinérateur, du ruthénium peut être envoyé dans l’atmosphère », explique Jean-Marc Péres.
La seconde hypothèse privilégiée est un incident qui pourrait être survenu lors du retraitement de combustibles usés, au moment où l’on cherche à séparer et concentrer les différents produits de fission. Certains des procédés émettent de la chaleur et doivent être réfrigérés, et « en cas de perte de réfrigération, il pourrait y avoir dégazage accidentel dans l’atmosphère d’éléments volatiles comme le ruthénium 106», précise Jean-Marc Péres.
Aucun élément tangible ne permet aujourd’hui de privilégier une hypothèse plus qu’une autre. L’enquête est toujours en cours, les simulations actuelles ne permettent toujours pas de pointer l’origine précise de la pollution dans une vaste région incluant l’est et le sud-est de l’Europe…
Il est sidérant de constater qu’aujourd’hui les institutions officielles ne sont pas en mesure de déterminer l’origine de la fuite et les niveaux de risque au plus près de la source des rejets de ruthénium 106. Cet état de fait est vraiment préoccupant pour la santé publique car tant que l’origine est introuvable, aucune mesure de radioprotection ne peut être mise en œuvre pour limiter les effets délétères de cette pollution.
Iode 131, ruthénium 106… une cascade de fuites non maîtrisées
« Si l’installation à l’origine des rejets n’en est pas consciente, elle n’a pas pu mettre en place de mesures de radioprotection alors que les doses subies par les riverains ou les travailleurs concernés pourraient ne pas être négligeables, alerte le Criirad. S’il s’agit de dissimulation, la situation est encore plus problématique. »
Problématique, la situation l’est en effet.
La mise en évidence de la contamination de l’air européen par du ruthénium 106 rappelle les épisodes de contamination par l’iode 131 dans l’atmosphère de plusieurs pays européens en janvier 2017. Nous nous en étions fait l’écho dans notre article « Des fuites très discrètes en Europe ». Ces épisodes à répétition révèlent les béances des filets de sécurité sanitaire ainsi que les défaillances des dispositifs de sûreté nucléaire nationale et internationale. L’empilement des dysfonctionnements est manifeste et à grande échelle.
Lorsque surviennent ces fuites, les instances officielles tendent à banaliser et à minimiser les émissions radioactives, sous prétexte qu’il s’agit de faibles niveaux de contamination. Mais cela n’a rien de banal et d’inoffensif !
Car la situation aujourd’hui est celle-ci : un réseau complexe d’intérêts, d’incompétences et d’incohérences qui prend en otage les populations et les travailleurs intervenant dans les installations contaminées, au mépris de leur santé et de celle des générations futures.
Isabelle Capitant
[1] Le becquerel est l’unité de mesure de la radioactivité (ou activité). 1 Bq = 1 désintégration par seconde. 1 Bq = 1 000 mBq (milliBecquerel) = 1 000 000 μBq (microBecquerel). 1 mBq = 1 000 μBq.