Le Producteur local, un modèle coopératif sans marge ni intermédiaire entre producteur et consommateur
Les objectifs de la coopérative Le Producteur local ? Privilégier un approvisionnement local, proposer des produits frais au juste prix pour le consommateur et pour le producteur et restituer la marge aux producteurs et artisans associés. Elle ne fait pas de marge et permet ainsi aux producteurs de récupérer l’intégralité de ce qu’ils vendent. Ce modèle vous semble intrigant ? À nous aussi : c’est pourquoi nous avons interrogé sa présidente Claire Pérez.
Pour Claire Pérez, la distribution d’une nourriture saine et respectueuse de l’environnement devrait être une mission de service public que l’État ne remplit pas. Créer Le Producteur local a été une façon pour elle de remédier à ce problème à son échelle.
◆ Nexus : Où est né le premier magasin Le Producteur local et en quelle année ?
Claire : Le premier magasin est né en septembre 2015 à Bois-Guillaume dans le 76, à mon initiative. Je m’occupais alors bénévolement de l’antenne La Ruche qui dit oui ! à Rouen qui commençait à décliner et qu’on a fermée quelque temps après. Après avoir identifié les limites de ce modèle et en discutant avec les producteurs locaux, on s’est dit que ça serait bien d’en tester un autre. En mars 2015 venait l’idée, en septembre de la même année, le premier magasin était ouvert.
◆ Qu’est-ce qui ne convenait plus à La Ruche qui dit oui ! ?
Son modèle économique gênait les clients et les producteurs. Elle restait un intermédiaire de la distribution avec une marge assez restreinte (17 %), mais qui restait problématique car elle faisait grimper le prix du produit. En plus de cela, au niveau logistique, ça n’était pas pratique pour certains clients et producteurs. Les fournisseurs devaient assister à l’intégralité de la distribution qui manquait de flexibilité : elle avait lieu une fois par semaine, sur un créneau de 2 h seulement, et elle nécessitait pour certains de faire de nombreux kilomètres.
Pour que ce soit rentable, il fallait que les commandes soient assez nombreuses. Si tel n’était pas le cas, le producteur pouvait annuler sa venue et donc décevoir au dernier moment les clients qui venaient chercher une commande incomplète.
Prendre une boutique où les producteurs locaux vendraient directement leurs produits sans forcément être présents nous a semblé évident.
◆ Pouvez-vous nous résumer les objectifs principaux de votre démarche ?
Nous avons créé Le Local pour deux raisons : la première, c’était pour le consommateur afin de lui permettre d’avoir accès à des produits locaux sur lesquels il va voir un contrôle de qualité : savoir d’où vient le produit qu’il met dans son assiette ou qu’il donne à ses enfants, sa famille, comment il a été produit et par qui. Et surtout qu’il puisse avoir accès à un tarif qui respecte son pouvoir d’achat qui n’est pas forcément très élevé. L’autre raison, c’était le versant producteurs, pour leur permettre d’écouler leurs marchandises au prix juste et de redevenir maîtres de leur marge. De la marge qui leur permet d’investir, le plus souvent dans une économie plus verte. Que ce soient eux qui la gèrent, qui la touchent, pas un intermédiaire supplémentaire.
◆ Pouvez-vous nous raconter le début de l’aventure ?
On a cherché un local un peu partout aux alentours de Rouen. On avait calculé qu’il nous fallait un loyer inférieur à 2 000 euros par mois, que le m2 ne pouvait pas dépasser 14 euros. On a trouvé à Bois-Guillaume, dans un quartier plutôt résidentiel, que je connaissais bien.
Mes prévisions ont été complètement fausses, mais dans le bon sens. On a eu rapidement plus de fréquentation que prévu. On s’est aperçus que les gens venaient plusieurs fois par semaine, avec un panier moyen plus réduit. On a dû déménager au bout de deux ans d’activité, car on était trop à l’étroit à trois salariés et demi.
On est passés de 150 m2 avec un labo de cuisine et zone de stockage à 315 m2 aujourd’hui. La surface de vente s’est agrandie de 40 m2 seulement. L’excédent est dédié à deux chambres froides, des locaux sociaux, et deux laboratoires utilisés par un traiteur salé et une pâtissière qui cuisinent sur place. Maintenant, on a presque doublé le chiffre d’affaires.
◆ Pouvez-vous nous en dire plus sur votre absence de marge ?
Le système classique de la commercialisation fonctionne ainsi : un producteur produit et vend sa production à un distributeur (magasin de producteurs, marché, grande surface, etc.) et ce distributeur vend au client final. Il est un intermédiaire, il prend une marge fixe qui a vocation à dégager de la lucrativité.
Un producteur peut également faire de la vente directe à la ferme, aux marchés, en AMAP et dans ce cas-là, son prix de vente contient sa marge qui peut lui payer ses salariés, etc.
Nous, on est un modèle hybride : on est un distributeur, mais c’est comme de la vente directe à la ferme.
Je m’explique : la SCIC le Local n’est pas une société lucrative, elle n’a pas vocation à réaliser de bénéfices mais s’assure de couvrir les charges nécessaires à son développement. Le Local ne vend pas, il n’applique donc aucune marge sur les produits des producteurs associés. Ces derniers touchent l’intégralité du prix de vente de leurs produits sur place.
On détermine les charges nécessaires à notre fonctionnement de distributeur (électricité, loyer, main-d’œuvre salariée). Ces charges sont éclatées entre les producteurs, qui sont tous sociétaires de la boutique et qui vont alors payer mensuellement une sorte de loyer fixe, peu importe les ventes qu’ils réalisent. Cette contribution mensuelle peut s’élever entre 25 et 2 500 euros selon le matériel, la place, l’énergie et le personnel dont a besoin le producteur, et elle est réévaluée tous les ans.
◆ Quelles sont les contraintes principales pour les producteurs ?
Le modèle oblige le producteur à être rigoureux : tous les mois, il va payer la même chose. Il doit payer son « loyer » mensuel, même s’il n’a pas de production. Heureusement, il existe une véritable solidarité et on trouve des arrangements quand il y a des difficultés. Par exemple, quand il y a eu la grippe aviaire pour les volailles, on a fait des aménagements : le loyer des producteurs a été répercuté chez les 60-65 autres producteurs sociétaires de chaque boutique. C’est pareil pour les accidents et les imprévus désagréables.
Toutes les 8 semaines, on a une commission pour les producteurs qui traversent une période trouble afin de trouver ensemble des solutions.
◆ La soixantaine de producteurs de chaque boutique sont-ils tous bio ?
Ils pratiquent exclusivement de l’agriculture paysanne et environ 70 % d’entre eux sont bio. Certains n’ont pas le label alors qu’ils ont des pratiques culturales ou d’élevage biologiques. On a une partie qui ne sont pas en agriculture bio bio, mais qui n’utilisent pas d’OGM, de pesticides, avec des essais d’amélioration des méthodes de culture, de la transformation de produits ou de leur élevage.
◆ Ce système facilite-t-il la coopération entre les producteurs ?
Il y a autant de caractères et de techniques que de producteurs, mais oui, ça leur permet de discuter entre eux, de se donner des astuces, de visiter les fermes des autres, de faire des échanges de salariés.
L’échelle de la structure nous permet d’inventer des choses, d’être dans la débrouille.
Cela étant dit, la période Covid nous a vraiment fait du tort. On avait l’habitude de se voir régulièrement entre nous et d’organiser des temps de rencontre avec la clientèle. Les mesures sanitaires ont eu un double effet : sur notre cohésion de groupe, et entre agriculteurs et salariés. Le fait de devoir communiquer par visio a engendré un relâchement et de la défiance. L’esprit collectif en a pris un coup. Mais aussi sur notre clientèle qui aimait notre convivialité. On avait l’impression d’être devenu un supermarché. On redresse la barre depuis qu’on en a la possibilité pour recréer du lien.
◆ Qu’est-ce qui vous a animée pour vous lancer dans cette voie ?
Pour moi, il y a des activités pour lesquelles on peut faire de la lucrativité et d’autres non. Quand je vois le nombre d’agriculteurs qui veulent rendre leur tablier, notamment à cause des méfaits de l’inflation et de tous leurs problèmes administratifs et climatiques, je me dis que la distribution d’une alimentation saine devrait être un service public, à la fois pour le consommateur et les producteurs.
Sans les producteurs agricoles, on ne peut pas bien manger, ou ne pas manger tout court. Le système actuel ne les protège pourtant pas, alors qu’ils sont essentiels.
◆ Quelles difficultés rencontrez-vous ?
On en rencontre beaucoup, notamment à cause du « PFH », le putain de facteur humain, qu’on essaie de transformer en précieux facteur humain. Sept ans après le début de l’aventure, je réalise qu’il n’y a rien de plus vrai que ça. Le facteur humain, les problèmes de communication et de compréhension, c’est souvent ce qui fait échouer les projets : on n’a pas tous la même réalité selon ce qu’on fait, notre angle de vue et la période que l’on traverse.
Quand tout va bien, notre système est bien plus rentable que n’importe quel autre modèle. Mais quand ça va mal commercialement, comme c’est le cas aujourd’hui, avec l’augmentation des prix, les gens se rabattent sur des magasins comme Lidl et là, nos producteurs partenaires se rendent compte que c’est difficile d’être un distributeur en plus d’être producteur. Mais il faut réaliser que c’est un problème global : avec la hausse des prix, le nombre de boutiques qui ferment autour de nous est énorme.
En ce moment, on doit trouver des solutions pour que le producteur tienne pendant cette période difficile : les autres distributeurs peuvent prendre jusqu’à 30 % de marge et actuellement, ils commandent moins, voire ne paient plus les producteurs. Nous, on continue à faire du volume et à payer les producteurs, mais c’est plus dur qu’avant.
◆ Comment déterminez-vous vos prix ?
C’est le producteur qui décide de ses prix de vente.
On lui conseille toujours de pratiquer le même tarif de vente qu’à la ferme, auquel certains ajoutent un pourcentage pour le transport. La plupart respectent cette recommandation. S’il y a abus, on a des commissions pour en discuter, on peut aller jusqu’à mettre des avertissements, ou se séparer des producteurs. On a choisi de geler certains prix avec l’inflation, mais la décision finale revient toujours au producteur. Généralement, s’il ne participe pas à l’effort collectif, ça se ressent dans le panier d’achats : les clients ne vont pas acheter ses produits, alors c’est aussi dans son intérêt d’être raisonnable.
◆ Combien y a-t-il de magasins qui font aujourd’hui partie de la coopérative ?
À ce jour, il y a 5 magasins ouverts (à Paris, Le Havre, Belbeuf, Bois-Guillaume et Beauvais), et un en cours de développement dans le département de l’Eure. Celui de Caen vient de fermer. Nous sommes donc localisés de la région parisienne à la Normandie.
◆ Est-ce qu’il est possible de proposer du 100% local comme indiqué sur votre site, ou y-a-t-il des exceptions ?
Oui, on est 100% local. On ne trouve pas de producteurs de tout dans le coin : pas de vin, pas de champagne, pas de citron, pas d’huile d’olive, pas de riz.
À la question « est-ce qu’on développe la gamme pour avoir des fruits du Sud ? », nos clients répondent non pour l’instant. Mais peut-être qu’il y en a qui ne viennent pas parce qu’on n’en propose pas.
En moyenne les producteurs se situent à 80 km de la boutique.
Pour l’épicerie salée, on sélectionne des producteurs qui peuvent se trouver jusqu’à 150 km. Ce n’est pas un problème si la livraison des produits a besoin de se faire une fois tous les mois ou tous les deux mois. L’empreinte carbone reste acceptable. Pour les produits frais, on essaie de ne pas aller au-delà de 80 km.
On a organisé progressivement une ronde pour les transports qu’on a mutualisés : on a déterminé le coût de la tournée, et ce coût est éclaté entre les producteurs au prorata du volume de chiffre d’affaires transporté.
◆ Nous vous avons entendu dire que vous accompagnez les porteurs de projets. De quelle façon ?
On a refusé et nous refusons toujours de franchiser le modèle. Pour les magasins qui ont ouvert après le premier à Bois-Guillaume et celui qui va ouvrir à Mont-Saint-Aignant, nous avons accompagné de A à Z les porteurs de projets qui nous ont semblé très motivés jusqu’à ce qu’ils deviennent directeurs de leur boutique. C’est gratuit pour le porteur de projet parce que c’est la société constituée qui paie la prestation (et souvent on la fait subventionner pour que ça ne coûte presque rien à la boutique).
On a fait l’étude de marché, le recrutement des producteurs, la formation au modèle économique. C’est Le Local ADER, une autre coopérative, qui assure ensuite la gestion des magasins. Nous n’avons demandé aucun engagement financier aux porteurs de projets à part de devoir acheter une action à 50 euros dans la coopérative, grâce aux subventions que nous avons obtenues qui ont financé les accompagnements. La seule garantie que nous leur avons demandée : nous verser 2 500 euros si la boutique n’ouvrait finalement pas après des mois de formation.
◆ Est-ce que vous comptez continuer à procéder ainsi ?
Nous avons décidé d’arrêter de procéder ainsi à partir des prochains magasins, car nous n’avons pas une équipe assez grande pour pouvoir nous lancer dans d’autres ouvertures dans les mêmes conditions. Heureusement, on a quelqu’un qui arrive dans notre équipe le 4 octobre pour le développement.
Mais outre ce problème d’effectifs, un autre souci s’est posé : on s’est aperçus que prendre autant de charges sur notre dos pouvait dédouaner certains directeurs de magasin de leurs responsabilités. C’est la société de gestion qui prend tous les risques financiers, légaux et juridiques, notamment en cas de démotivation de la personne chargée de la direction du magasin.
On est convaincus que notre modèle est le plus vertueux.
On veut donc le développer, accompagner, mais pas au détriment de notre charge mentale.
Désormais, on donnera toujours aux porteurs de projets toutes les billes pour qu’ils gèrent leur boutique et pour qu’ils deviennent de vrais chefs d’entreprise. Mais la différence résidera dans le fait que juridiquement et financièrement, ce sera la personne dirigeante du magasin qui sera responsable, notamment en cas de dépôt de bilan, et elle devra donc s’impliquer davantage. Elle deviendra également présidente de sa boutique.
Là encore, cette nouvelle forme a des limites. Si quelqu’un voulait, par exemple, ouvrir une boutique à Toulouse, même en déléguant plus de tâches aux directeurs, nous ne pourrions pas nous occuper de l’ouverture pour les mêmes raisons de personnel limité. Après, si quelqu’un voulait me compléter dans la société de gestion pour accompagner des boutiques dans une autre région, à condition que trois boutiques minimum y soient ouvertes, nous sommes ouverts à ce genre de proposition et à ce qu’une antenne ADER y naisse !
◆ Vous accompagnez gratuitement les porteurs de projets : vous devez donc être extrêmement vigilants sur le choix des personnes qui se présentent à vous ?
Oui. Porter un tel projet est un engagement de vie et a un impact sur la charge mentale, sur la famille, sur les loisirs. Je ne suis pas là pour vendre du rêve : on est bien organisés, mais la disponibilité mentale doit être grande.
On s’est rendu compte que l’aventure marche quand il y a un précieux facteur humain en face de nous.
Le taux horaire en présentiel doit être d’environ 40 h par semaine maximum, mais notre esprit est souvent occupé par ce qu’on fait, et cela ne doit pas être vécu comme du temps « subi » et demande d’être passionné…
👉 Voir le site du producteur local :
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