Entretien

Entretien avec Charles Fontaine, facilitateur en intelligence collective et co-créateur du jeu Chaos Fertile

Aider un groupe à développer et à allier toutes les formes d’intelligence de chacun de ses membres au nom d’une raison d’être commune et d’un projet collectif, c’est l’objectif de Charles Fontaine et de ses coéquipiers, facilitateurs en intelligence collective.

Nous avons pu nous entretenir avec Charles Fontaine, co-créateur d’Intelligence & Création Collectives et du jeu de société Chaos Fertile, qui a pu développer ce que représente pour lui la notion d’intelligence collective et partager avec nous quelques outils qui l’encouragent et la font émerger. 

◆ L’intelligence collective, c’est quoi pour vous ?

Notre définition de l’intelligence collective est la suivante : c’est une intelligence qui émerge spontanément d’un groupe, dont l’intention est claire, lorsque ses membres sont authentiquement connectés à eux-mêmes et aux autres et lorsqu’il existe entre eux une véritable qualité de relation. Ils développent alors une systémique qui leur est propre et s’organisent.

Le principe est que dans un groupe où il y a de l’intelligence collective, le tout représente plus que la somme des parties. En d’autres termes, on est plus efficaces ensemble qu’individuellement.

Pour nous, le facteur qui fait passer de 1 + 1 = 2 à = 3, c’est la qualité de la connexion à soi et aux autres, ou autrement dit, de la relation.

◆ Quelle forme d’intelligence vous a le plus inspiré ?

Nous, ce qu’on cherche à faire, c’est reproduire ce qui se passe dans la nature.
Cela fait plus de 500 millions d’années que la Nature crée les conditions du vivant avec des écosystèmes stables, harmonieux, résilients et durables.

Comment fait-elle cela ? D’abord par la diversité et la complémentarité des espèces, des rôles et des comportements. La nature favorise les interactions à nature positive. Par souci d’efficience, elle va chercher à dépenser moins d’énergie pour obtenir plus.

Contrairement à ce qu’on peut penser, la compétition n’est pas le comportement majeur qu’on y trouve :  : on assiste plutôt à de la symbiose, à du mutualisme entre les différentes espèces.



◆ Dans quels cas fait-on appel à vos services ?

C’est très varié. On peut faire des interventions ponctuelles ou des accompagnements sur du plus long terme auprès d’entreprises, de collectivités, d’associations, aussi bien que des formations à la facilitation de l’intelligence collective à destination des professionnels de l’accompagnement d’équipe.

Parfois, on nous contacte pour clarifier la raison d’être du groupe : quand on ne sait plus pourquoi on veut agir ensemble, cela peut créer des troubles. Ce problème peut être dû au fait que cette raison d’être a été établie seulement par la direction au lieu d’être co-construite, ou que les différences de vision n’ont pas été exprimées.

On peut également nous contacter pour nous demander une orientation stratégique pour les trois prochaines années, ou lorsque le climat relationnel est dégradé, quand le manque d’engagement se fait ressentir, quand il y a des soucis de communication pouvant être causés par des outils non adaptés, quand chacun ne sait plus quel est son rôle.

◆ Quelle est votre vision de l’intelligence collective dans les organisations ?

Nous avons une approche systémique : si une intervention ponctuelle peut régler un différend entre deux personnes ou un problème d’ordre opérationnel, les mêmes situations de tensions vont quand même parfois se répéter si le système interne organisationnel global du groupe ne change pas.

Il arrive que lorsqu’on intervient pour une raison précise, d’autres sujets moins apparents doivent finalement être traités en priorité.

On se rend compte qu’il y a souvent quelque chose qui dysfonctionne au niveau du leadership, généralement basé sur une hiérarchie « de poste ». Une structure d’intelligence collective pyramidale est adaptée à un monde stable où les problèmes à résoudre sont « simplement » de l’ordre du « compliqué » : si on met des experts du sujet dessus, on finit par trouver une solution.

Or, aujourd’hui, le monde est de plus en plus incertain. Les organisations de demain, pour développer leur résilience et s’adapter aux enjeux complexes de notre siècle, doivent être pensées et accompagnées comme des organismes vivants, avec donc un leadership tournant basé sur les compétences et une organisation cellulaire des équipes.

Il est nécessaire de replacer l’humain et les relations au centre des organisations : de donner une place à chacun et de considérer que chacun en a une. Ainsi, on se donne la possibilité de baser nos échanges sur une économie du don : on donne d’abord au collectif, puis on reçoit en retour.

◆ Quels sont les outils que vous proposez ?

Notre rôle est de travailler sur la qualité de la connexion à soi, aux autres et au « champ » qui nous relie. De proposer de se réapproprier le pouvoir de décision, de le partager, d’écouter les autres, de cultiver la bienveillance.

On propose donc pas mal d’outils de posture, qui prennent du temps car cela demande une transformation individuelle, comme l’écoute active, la communication naturelle et vivante, la méditation, des temps de centrage. On permet par exemple de faire prendre conscience aux participants qu’on peut porter sur les autres le jugement qu’on porte sur soi-même, ce qui peut débloquer certaines situations conflictuelles.

Avec ma compagne, Aline Johnston, qui est également comédienne et avec qui j’ai co-créé I&CC, nous commençons à proposer également des formations à l’« état clown » en entreprise pour développer sa résilience, sa créativité et apprendre à oser l’authenticité. C’est grisant de sentir que les managers et collaborateurs sont enfin demandeurs de nouvelles méthodes qui peuvent réellement bousculer les codes en place et amener la qualité relationnelle à un autre niveau.

L’objectif n’est pas d’intervenir de manière thérapeutique, mais de faire ensemble des exercices qui vont favoriser la prise de conscience de notre interdépendance. En aidant les participants à reconnaître les émotions qui les traversent et à identifier les besoins qui en sont à l’origine pour pouvoir communiquer dessus.

◆ Pouvez-vous nous en dire plus sur l’écoute active qui est un des outils que vous transmettez ?

On demande à chacun de s’observer soi-même et de se demander : « Quelles sont les postures que j’adopte quand j’écoute quelqu’un qui me raconte son problème ou son expérience ? Est-ce que je change de sujet, est-ce que je me mets immédiatement à le conseiller en tant que “sauveur” ? Est-ce que je reviens à moi pour parler de mes problèmes ? Est-ce que mon mental répond avant la fin des phrases de mon interlocuteur ? »

Quand on pratique l’écoute active ou empathique, on suspend tous ces rôles-là et on se branche sur le canal émotionnel de l’autre : on s’intéresse non pas à ce qu’il vit mais à la façon singulière dont il le vit, donc sans nous projeter à sa place. On utilise le ressenti plus que le mental :on se connecte à ses émotions tout en acceptant le fait qu’on ne pourra jamais se mettre totalement à sa place.

La difficulté d’ailleurs, c’est de ne pas entrer dans la sympathie, de ne pas devenir éponge, de ne pas passer à « c’est mon problème, je viens dans la fosse avec toi ». Non.

Idem quand on échange des idées pour un projet : l’objectif est d’écouter et de comprendre vraiment celles des autres, avant de donner les siennes.

 



◆ Ça demande du temps tout ça, et souvent on en manque !

Oui… Pour fonctionner en intelligence collective, on a besoin de confiance. Et pour créer la confiance, cela demande du temps. Dans une société où on court après le temps, on peut voir ces exercices de cohésion comme une perte de temps, au lieu de les voir comme un investissement sur du long terme. Se poser une heure, faire silence puis parler cinq minutes pour trouver une solution peut être beaucoup plus efficace que courir dans tous les sens pendant 1 h 05.

Prenons le cas d’une réunion à rallonge qui s’éternise parfois deux ou trois heures, sans réelle décision à la fin. Tout le monde est rincé et on a le sentiment que rien n’a avancé : développer l’intelligence collective permet d’optimiser le temps passé ensemble et de le rendre le plus efficace et agréable possible. Par exemple, prendre quelques minutes pour se centrer avant de commencer la réunion peut être très bénéfique.

◆ Vous avez évoqué le jeu Chaos Fertile que vous avez créé ? Quel est son but plus précisément ?

C’est un jeu de plateau contre la montre où les joueurs doivent coopérer pour donner vie à leurs rêves. Plus qu’un jeu, c’est un outil systémique dont l’objectif est la création et le développement de projets en intelligence collective.

Il peut être utilisé par tout le monde : au sein même des foyers, par exemple pour choisir nos prochaines vacances, entre amis pour construire un projet associatif, en équipe pour une aventure entrepreneuriale, et plus généralement dans n’importe quel groupe partageant des objectifs ou des problématiques communs.

Une partie dure environ 2 heures et se joue, dans sa version de base, à entre 3 et 6 joueurs. Mais il est possible de l’adapter pour jouer 3 jours à 100 !

◆ Comment se déroule-t-il ?

Il existe trois modes de jeu. Le mode fictif, où l’on joue juste pour le fun. Le mode exploratif, pour savoir si on lance le projet ou pas, avec les autres joueurs ou pas. Et le mode réaliste, où les engagements des joueurs à l’issue de la partie sont réels. Comme pour un jeu de société classique, la première partie est souvent une partie d’apprentissage des règles.

En début de partie, on détermine qui fait quoi : qui est le facilitateur de la partie, à la fois gardien des règles et du temps, qui est l’observateur dont la mission est de détecter comment se sentent les autres joueurs, et qui est le scribe.

Le jeu se déroule en 3 phases chronométrées de 30 minutes chacune auxquelles on ajoute un temps d’ouverture et de clôture. La première phase est celle du rêve, pendant laquelle chacun raconte son rêve individuel pour le projet, et à partir de ces rêves individuels, on va construire l’ADN du projet collectif.

La deuxième étape est celle de la création : on va se poser les questions essentielles auxquelles on doit répondre pour réaliser notre projet. Si on garde l’exemple des vacances : on va s’interroger sur la destination, les activités que l’on souhaite faire, le budget, le transport. On va alors poser plein d’options de réponses sur la table.

La dernière étape est le moment du vote pour déterminer les options que l’on retient et de la création des actions à mener, avec un délai précis d’exécution, pour passer au concret.

Chaos Fertile est-il un jeu dont le but est de prendre des décisions « à l’horizontale » que tout le monde approuve ?

Soyons clairs, Chaos Fertile n’est pas un jeu basé sur le consensus, mais qui utilise le vote pondéré : on choisit au final l’option qui a eu le plus de votes. Tout le monde a participé aux pistes d’élaboration de décision, sans forcément approuver celle qui sera adoptée. Mais à tout moment de la partie, les joueurs peuvent émettre des « objections », par exemple, si une proposition n’est pas en accord avec l’essence du projet.

Ce principe d’objection est issu de la gestion des décisions par consentement où aucune décision n’est prise tant qu’il y a une objection recevable. Dans ce cas, on doit amender la proposition initiale ou faire de nouvelles propositions jusqu’à avoir levé toutes les objections.

Précision : l’objection est recevable uniquement à partir du moment où la décision prise dépasse tes limites personnelles, c’est-à-dire que soit tu ne peux pas vivre avec les conséquences de la décision, soit elle met en péril la raison d’être ou la survie de l’organisation ou du projet.

De manière plus générale, avec les outils d’intelligence collective, on ne cherche pas forcément à ce que tout soit horizontal. La verticalité reste le meilleur moyen pour appliquer une décision. En revanche, au moment de la prise de décision, c’est mieux d’être à l’horizontale : plus je consulte mes coéquipiers, plus je vais avoir un éclairage précis et fin qui va me permettre de prendre une décision éclairée.

◆ Pour en revenir au jeu, il n’est pas possible de déterminer toutes les actions à mener en une seule partie, n’est-ce pas ?

En cas de gros projet, on peut effectivement faire plusieurs parties, à chaque fois sur un sujet différent. Imaginons qu’un groupe souhaite créer un bar : on peut jouer pour avoir une première vision du projet dans son ensemble, puis pour déterminer ce que l’on y sert, puis l’ambiance qu’on souhaite, et les activités que l’on va y proposer, etc. C’est un jeu itératif, qui se joue à chaque étape d’un projet, sur chacune de ses composantes, et qui repose sur le principe du « prochain pas ».

Et c’est un jeu systémique, qui s’adapte à tout type de projet. Nous avons eu le cas de personnes qui nous ont contactés pour utiliser cet outil dans le cadre d’un conseil municipal, afin de faciliter l’échange régulier entre les élus. Une association d’arts audiovisuels utilise, elle, le jeu pour la co-écriture de courts-métrages !

◆ Est-ce qu’on peut gagner ou perdre dans ce jeu ?

Oui, tout à fait. L’équipe perd des points de viabilité à chaque minute dépassée et, si elle arrive à –5 points, c’est game over. Mais elle peut regagner des points en cours de partie en effectuant des « expériences » d’une minute que les joueurs vont pouvoir déclencher, sans principe hiérarchique, par l’intermédiaire de 55 cartes.

Il y a des expériences de « renforcement positif », comme dire aux autres participants une qualité en les regardant droit dans les yeux ou se lever et être applaudis et félicités par les autres. Il y a aussi des défis collectifs, comme improviser un opéra tous ensemble,  construire une tour avec les cubes de votes, faire un dessin collectif. Et puis il y a des expériences « créatives » plus inattendues, comme celle de la télépathie ou de la voyance ! (Rires)

Ces cartes peuvent d’ailleurs être utilisées seules, en dehors du jeu, en réunion par exemple pour débloquer une situation et désamorcer des stratégies perso.

◆ Comment a été créé ce jeu ?

On peut dire que ce jeu est un enfant du Covid !

Fin de l’année 2019 : Franck, co-créateur du jeu, m’a contacté avec l’envie de développer un jeu pour faire avancer les projets pro ou perso. Notre premier « entretien » s’est transformé en première « réunion » et le Covid, qui a ralenti nos activités en groupe, a fait le reste.  Après de nombreuses réunions et parties de test, le jeu est sorti dans le commerce en juillet 2022.

Au début, ça a été une sorte de laboratoire : on a puisé dans toutes nos connaissances pour créer un jeu-outil ensemble. Un tiers du temps a été consacré à l’émergence des idées,  deux tiers à leur convergence. En juillet 2021, on jouait nos premières parties, et on a testé le jeu auprès de plus de 300 personnes, ce qui nous a permis de le faire évoluer et de le faire produire durant l’été 2022.

◆ Question humoristique : existe-t-il un moyen de mesurer le QI de l’intelligence collective ?

Le QI ne mesure que certains types d’intelligence. Il suffit de faire plein de tests de QI pour t’améliorer. Nous, on est plutôt pour la théorie des Intelligences multiples : kinesthésique, musicale, intrapersonnelle, interpersonnelle, émotionnelle, naturaliste, etc.

En intelligence collective, on cherche la diversité : la conformité et la consensualité sont ses ennemis…

Avez-vous quelque chose à ajouter ?

Oui. De ne pas oublier que pour faire face aux périodes de crises à répétitions que nous traversons et allons continuer à traverser, et passer du chaos collectif aux projets fertiles, nous devons tout faire pour nous tenir éloignés de la peur.

Parce que la confiance est la condition nécessaire à la coopération et que la coopération est la condition du vivant.

 

Propos recueillis par Estelle Brattesani

 

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