Entretien

Les échecs au service de l’autisme dans la Marne (Entretien)

Le projet Chess Autisme Marne utilise les échecs pour améliorer les compétences sociales et cognitives des personnes avec TSA. Lancé en 2024 et soutenu par des acteurs locaux et nationaux, il pourrait se déployer à l’échelle nationale. Ce programme innovant, dirigé par Christophe Czekaj et Jean-Baptiste Maitrot, a pour objectif d’améliorer l’inclusion des personnes autistes grâce au jeu. Nexus vous propose aujourd’hui un entretien avec eux.

Nexus : Bonjour Christophe, nous avions déjà fait ensemble un premier entretien qui évoquait la sortie de votre livre sur les échecs. Quelques mois après, on vous retrouve pour parler de votre projet en cours qui relie personnes autistes et pratique des échecs. Un projet que vous développez avec Jean-Baptiste Maitrot, directeur du Foyer d’Accueil Médicalisé et de la Maison d’Accueil Spécialisé pour adultes autistes Jean-Pierre-Burnay à Fagnières dans la Marne, et qui a répondu avec vous à mes questions.

Nexus : Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet et en quoi il consiste plus précisément ?

Christophe Czekaj et Jean-Baptiste Maitrot : Chess Autisme Marne est un projet innovant qui vise à mettre le jeu d’échecs au service des personnes avec troubles du spectre autistique (TSA).

Qui en a eu l’idée, quand et pourquoi ?

Ce projet est le fruit d’un partenariat entre deux acteurs du territoire de la Marne, en l’occurrence, d’une part l’ACPEI (Association châlonnaise de parents et amis de personnes déficientes Intellectuelles et/ou avec TSA) qui accompagne plus de 450 personnes déficientes intellectuelles au quotidien, et d’autre part L’Échiquier châlonnais, le premier club d’échecs de France.

Cette idée est née d’une rencontre entre les présidents et directeurs des 2 associations qui ont trouvé pertinent de réfléchir ensemble et de monter un projet pour mettre le jeu d’échecs au service des publics que l’ACPEI accompagne au quotidien.

Inclusif par nature, le jeu d’échecs se pratique à partir de 4 ans et s’adapte à tous. Les porteurs du projet ont l’intime conviction que le médium échecs apportera beaucoup au public visé dans des dimensions aussi diverses que les habiletés sociales, la spatialisation, l’altérité ou la motricité.

La démarche s’inscrit aussi dans une dimension nationale parce que la Fédération française des échecs (FFE) s’intéresse à la question (jeu d’échecs et troubles du spectre autistique) en particulier depuis 2022 au travers des travaux de sa commission « Santé, Social, Handicap ».

Avez-vous réussi à obtenir des fonds et si oui de qui et combien ?

Le projet s’inscrit dans le cadre du Projet territorial de santé mentale (PTSM) de la Marne et est entièrement financé par la Communauté psychiatrique du territoire (CPT) de la Marne lors de la bourse aux initiatives 2024.

La bourse aux initiatives nous a octroyé 92 000 euros et la FFE en a rajouté 5 000.

Cette somme finance un temps de travail d’intervenant à L’Échiquier châlonnais et va permettre l’achat de matériel (échiquiers, échiquiers muraux, échiquiers géants, etc.).

Le projet a-t-il commencé à être mis en place et où ?

Il a été lancé officiellement le 2 septembre 2024 pour une durée de 18 mois.

Le projet est pensé en 3 temps : une phase de « conception et de préparation » de septembre à décembre, une deuxième phase « organisation-planification » de janvier à février et le dernier temps de mars 2025 à mars 2026, « l’activité en présentiel » autour du matériel d’échecs.

Les travaux de réflexion ont été menés avec les personnels de l’ACPEI, en tout premier lieu avec les psychologues afin d’élaborer des outils d’évaluation permettant d’inclure le public dans l’expérimentation.

Par ailleurs, nous sommes en cours d’élaboration d’une méthodologie d’apprentissage du jeu d’échecs adaptée aux différentes populations, quels que soient leur niveau développemental et leur âge.

A-t-il vocation à se développer et si oui, où et comment ?

La première étape de septembre à décembre inclus a permis de sensibiliser les acteurs du territoire.

La volonté des deux porteurs de projet est d’élargir à tous les partenaires possibles et à toutes les personnes porteuses de TSA, que ce soit dans le champ social ou médico-social (associations gestionnaires d’établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS), le Groupement d’Entraide Mutuelle (GEM « autisme en bulle »)), ; dans le monde médical avec le centre hospitalier universitaire de Reims, et l’Établissement public de santé mentale de la Marne, et dans le champ scolaire, l’Éducation nationale.

Au-delà de l’application dans le cadre du PTSM de la Marne, ce projet pourrait être reproductible à l’échelle nationale, aussi le laboratoire de psychologie Cognition-Santé-Société (C2S) de l’université de Reims nous épaule pour asseoir la scientificité de la démarche.

Comment cette proposition est-elle perçue actuellement dans le monde médical ? Avez-vous ressenti au début de l’engouement ou au contraire des réticences de sa part ?

En l’état actuel, les prises de contact avec le monde médical ont été satisfaisantes et, parmi d’autres, quelques personnes nous ont rejoints dans le projet.

Notre démarche a été, dès le début, cautionnée par le docteur Maurice Bensoussan (président de l’Association française de psychiatrie).

De plus, le projet Infinité Autisme de la commission Santé Social Handicap est soutenu par le professeur Franck Bellivier (délégué interministériel à la santé mentale et à la psychiatrie).

Par ailleurs, le CHU de Reims avec le docteur Charlotte Boissou pour la pédopsychiatrie est entré immédiatement dans la démarche à nos côtés sous l’impulsion du professeur Julien Eutrope.

Faut-il être diagnostiqué officiellement “autiste” pour pouvoir participer aux ateliers ?

Les personnes accompagnées au sein de l’ACPEI ont bénéficié d’un diagnostic, ce qui facilite l’intégration dans la démarche.

En revanche, pour toutes celles qui souhaitent participer, sans être des bénéficiaires directs de l’accompagnement de l’association (parents, familles, salariés de l’association…), il sera proposé de passer un test de positionnement afin de rejoindre l’étude.

Au-delà du public « pur » TSA, l’objectif est d’utiliser le jeu d’échecs comme support d’inclusion et toute personne non TSA sera la bienvenue pour participer aux ateliers.

Une autre dimension du projet est de créer du lieu au sein des équipes, les ateliers découverte du jeu seront accessibles à tous les professionnels qui pourront par la suite participer avec les résidents. Le directeur général a validé l’idée que ce moment sera un temps de travail.

L’évaluation scientifique portera bien quant à elle uniquement sur le public TSA.

Tous les types d’autistes et tous les âges sont-ils concernés par ce projet ?

Oui, enfants comme adultes sont les bienvenus. On peut pratiquer les échecs à tous les âges… de 4 à 104 ans !

Par ailleurs, quels que soient les syndromes associés, les niveaux intellectuels ou les formes d’autisme, nous inventons des variantes, des jeux simplifiés, des activités autour de l’échiquier qui permettront à tous les publics de bénéficier de l’apport du jeu d’échecs.


D’ailleurs, c’est quoi “être autiste” pour vous ? Est-ce un “handicap” ?

(réponse spécifique JB MAITROT) En ce qui concerne la population de l’ACPEI, si je devais utiliser une référence cinématographique, je dirais qu’en plus d’avoir un « p’tit truc en plus », les personnes avec TSA sont « hors norme », ce qui fait un sacré cumul de différences… Toutes ces différences mettent les personnes avec TSA en situation de handicap, assurément.

Pour le dire simplement, l’autisme est l’expression de singularités neurologiques qui entraînent des perceptions des individus eux-mêmes, et du monde qui les entoure, de manière hypo ou hyper-sensorielle, mais ce sont aussi des centres d’intérêts spécifiques restreints et des difficultés relationnelles majeures. Ces caractéristiques les rendent particulièrement vulnérables.

Par exemple, dans le cadre des ateliers d’échecs à venir, nous sélectionnons des échiquiers avec des couleurs de cases aux contrastes plus ou moins prononcés, adaptés aux profils hypo ou hyper-sensibles au niveau visuel, respectivement blanc et bleu « flashy » pour le public « hypo » et blanc et vert pour les « hyper ».

Est-ce que vous avez pu observer des bénéfices par les échecs chez les enfants autistes et si oui, lesquels ? Chez la majorité des participants ?

Le présentiel n’a pas encore commencé mais s’appuie sur un retour d’expérience au sein de 25 instituts médico-éducatifs (IME) dans le cadre du programme Infinite Autisme. Il a relevé qu’un des objectifs principaux en participant à ce programme était d’accompagner les jeunes dans l’acquisition et le renforcement de certaines compétences qui sont parfois difficilement accessibles aux jeunes porteurs de TSA. Après une année passée d’observation, la pratique adaptée du jeu d’échecs a permis de travailler trois grandes catégories de compétences :

  • compétences sociales et interpersonnelles
  • compétences cognitives et fonctions exécutives
  • compétences comportementales.

L’apprentissage a également été réalisé dans des conditions de jeu et de détente en dehors des contraintes imposées par la prise en charge scolaire et/ou éducative. En effet, dès le début de cette activité, il a été observé chez tous les jeunes participants des progrès relativement importants dans un ou plusieurs de ces domaines.

Est-ce que vous avez pu observer également des effets négatifs et certains ont-ils dû arrêter (exemple : angoisse) ?

Comme vu précédemment, le présentiel n’a pas encore commencé, mais nous construisons les séances sur la base du volontariat, de la libre adhésion et de l’accompagnement éducatif au bénéfice des usagers, aussi si le déplaisir devait s’y inviter, il serait l’alerte qui permettrait de ne pas aller jusqu’à l’angoisse.

Chaque usager au sein d’un atelier sera accompagné par un encadrant éducatif qui fait référence pour lui afin de sécuriser les séances et créer une ambiance sereine et agréable.


Y a-t-il plus d’intérêt pour cette pratique chez le public autiste que le public plus “classique” ? À votre avis, pourquoi ?

Les affinités électives du public TSA, notamment les « penseurs visuels », pourraient correspondre au jeu d’échecs dans sa dimension de jeu non linguistique et où l’on traite essentiellement des images.

Les échecs offrent un univers que le public peut trouver passionnant, mais c’est surtout une occasion d’offrir un centre d’intérêt partagé entre les résidents et leurs proches, c’est pourquoi les familles sont invitées à bénéficier de ces ateliers.

Réunir les publics « classiques » et « autistes » autour du jeu d’échecs fait particulièrement écho à la devise de la Fédération internationale des échecs : « Gens una sumus » (nous sommes une seule famille).

Faut-il utiliser une pédagogie différente avec le public autiste ? Laquelle ?

Oui, c’est pour cela que nous élaborons un programme spécifique adapté à tous les publics TSA qui participeront au programme.

Dans la mesure où nous visons à développer les compétences des personnes que nous accompagnons au sein des structures de l’ACPEI, la pédagogie est particulièrement individualisée et sera évaluée au cours de chaque atelier.

Par ailleurs, nous avons prévu de multiplier les supports pédagogiques à la fois pour une progression et pour l’adaptation aux caractéristiques individuelles des participants (échiquiers muraux, tablettes numériques, échiquiers classiques sur table, avec pièces en 2D et 3D, échiquiers géants pour activités en gymnase ou en extérieur). Pour ceux qui sont les plus en difficulté, nous construisons un jeu que nous avons surnommé « proto échecs », en amont des règles classiques, pour que toutes et tous s’amusent dès les premiers déplacements d’une pièce (faire un mouvement avant-arrière, droite-gauche) pour travailler la spatialisation ; capture d’une pièce d’une autre couleur, en l’occurrence celle de l’adversaire afin de découvrir, par exemple, la notion d’altérité, etc.

Les conditions des ateliers seront aussi réfléchies et adaptées au travers des spécificités sensorielles des usagers (par exemple locaux au calme, avec intensité lumineuse mesurée, où les parasites liés aux bruits seront évités, etc.).

Le public autiste a-t-il un meilleur niveau ? À votre avis pourquoi ?

L’autisme n’est pas synonyme de génie ou de réussite. Par ailleurs, chaque personne avec autisme est différente. Il n’y a pas d’universalité de l’autisme, aussi nous ne voyons pas de corrélation directe entre l’autisme et la performance au jeu d’échecs.

En quelque sorte, si certaines personnes avec autisme sont performantes aux échecs, toutes les personnes performantes aux échecs ne sont pas pour autant autistes.

Pouvez-vous citer l’exemple d’un autiste qui est devenu champion d’échecs ?

S’il existe des hypothèses sur certains grands joueurs actuels ou du passé, notamment des champions du monde, à ma connaissance, aucun de ces joueurs n’a été officiellement diagnostiqué TSA.

Voulez-vous ajouter quelque chose ?

Nous ne sommes qu’au début de l’aventure et elle est déjà belle.

Quand on en parle, les gens sont emballés par cette conjonction de deux univers, celui des personnes avec TSA et celui des échecs, pour le plus grand bénéfice – c’est notre conviction – des publics avec TSA.

Propos recueillis par Estelle Brattesani

 

⇒ Lire notre dossier “Aspergirls, un autisme si discret” dans notre n° 153 (juillet-août 2024)

(Image principale par Jan Vašek de Pixabay)

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