Entretien

De journaliste à paysan herboriste, Emmanuel Raoul, l’ambassadeur du végétal

Emmanuel était journaliste pour des médias comme LCI ou Le Monde diplomatique. Après avoir pendant des années alerté sur des questions environnementales, il cultive aujourd’hui des plantes aromatiques et médicinales.


C’est un burn out suivi de séances chamaniques en Amazonie accompagnées des plantes traditionnelles qui
 a conduit Emmanuel à changer littéralement de paradigme, de cadre de vie et d’activité pour créer le Jardin de Bizac.

Nexus : Quelle est ton activité professionnelle actuelle ? Depuis quand ?

Je me considère comme paysan herboriste, c’est-à-dire producteur de plantes aromatiques et médicinales doté de compétences en phytothérapie, ce qui me permet de créer des tisanes de santé avec mes plantes. J’ai officiellement démarré l’activité agricole en mars 2020, mais je prépare mon installation agricole depuis 2017 et auparavant, en 2018-2019, j’étais créateur d’infusions, c’est-à-dire que je créais des recettes de tisanes avec des plantes que j’achetais.

J’ai été formé à cela par l’École des plantes de Paris, via un cursus de deux ans « Plantes et santé ». [Pour info, le métier de paysan herboriste n’existe pas officiellement (dans les codes NAF ou APE), il s’agit plus d’une revendication des producteurs et cueilleurs de PAM (plantes aromatiques et médicinales) face à une réglementation très contraignante (on n’a pas le droit de faire du conseil, ni de présenter les bienfaits des plantes que l’on cultive !)]

 

 

Quel métier exerçais-tu avant et pendant combien de temps l’as-tu exercé ? 

Avant cela, j’étais journaliste de 2000 à 2017, sans avoir fait d’école de journalisme. Après un DEA d’anglais, j’ai commencé dans la presse quotidienne régionale (La Marseillaise, La Provence), puis une radio associative engagée (Radio Zinzine) avant de venir à Paris et de travailler pour LCI pendant 15 ans, où je suis passé par pas mal de postes (assistant de présentateur, desk, commentateur) avant de devenir chroniqueur spécialisé sur les réseaux sociaux et les questions environnementales. En parallèle, j’ai travaillé en free-lance comme grand reporter pour Le Monde diplomatique, National Geographic et comme réalisateur de docs avec une enquête sur un scandale environnemental diffusée sur Canal+ et un rockumentaire sur TV5Monde. J’ai également fait des chroniques dans la matinale de Radio Classique.

Pourquoi avoir choisi de devenir journaliste ?

De sensibilité écolo depuis l’adolescence, j’ambitionnais en tant que journaliste d’ouvrir les yeux au plus grand nombre sur les urgences climatiques et écologiques, d’où mon choix d’aller travailler dans une chaîne de télévision d’information en continu, qui me semblait être le cœur de la machine médiatique.

Je me suis engagé dans le journalisme avec l’espoir d’alerter l’opinion publique sur les enjeux environnementaux.

Ce qui me plaisait dans le journalisme, c’était cette possibilité de rendre visible un sujet, un événement, un scandale environnemental en menant une enquête de fond sur le terrain, en allant à la rencontre du maximum de personnes, de témoins et acteurs afin d’essayer de se rapprocher d’une vérité factuelle.

Pourquoi avoir arrêté cette activité et choisi une autre direction ?

C’est un burn out survenu au printemps 2016 et surtout une guérison par la médecine traditionnelle amazonienne à l’automne suivant qui m’ont conduit à arrêter le journalisme et me reconvertir comme producteur de plantes médicinales sur la terre de mes ancêtres. Ce burn out est intervenu dans un contexte d’overdose d’images ultra-violentes auxquelles j’étais exposé via ma veille permanente sur les réseaux sociaux, mais aussi d’un terrible sentiment d’échec sur toutes les questions environnementales, faisant le constat que tout ce contre quoi les écologistes, les scientifiques et certains journalistes comme moi nous avaient mis en garde était en train d’arriver avec beaucoup plus de rapidité, de force et de violence que dans les pires scénarios du mouvement écolo déjà taxés de « catastrophistes anxiogènes ».

Les accords de Paris de décembre 2015 symbolisent cet échec collectif : un accord et des poignées de mains pour les caméras, mais aucun engagement concret des États pour atteindre les objectifs de réduction des GES. La prise de conscience de l’effondrement inéluctable et déjà engagé de notre modèle de société a aussi été un facteur de dépression puissant.

Mes spécialités professionnelles (réseaux sociaux et environnement) avaient contribué à me donner un regard très noir sur le monde, sans espoir, où je ne voyais que violence, injustices et viols de notre Terre-Mère.

En expérimentant les plantes sacrées de l’Amazonie dans un centre de soins péruvien appelé Mayantuyacu, j’ai non seulement pu nettoyer mon corps physique, évacuer les énergies négatives qui habitaient mon psychisme, mais aussi me connecter à d’autres niveaux de réalité, découvrir une nouvelle forme de spiritualité. Le plus important a été ma rencontre avec l’amour inconditionnel des plantes : lors d’une cérémonie d’ayahuasca marquée par une extase mystique, j’ai reçu des cataractes d’amour total et inconditionnel, un déluge qui ne s’arrêtait pas et a fondamentalement transformé mon cœur, ma foi, ma vie. Et bien sûr aussi mon regard sur le monde, car en découvrant cette matrice universelle faite d’amour, toute la noirceur qui obscurcissait ma vision est passée à l’arrière-plan et je me suis reconnecté à la beauté du vivant et en particulier du règne végétal.

 

Tu habitais Paris. Maintenant, où vis-tu ? Pourquoi avoir choisi ce lieu ? 

Je vis sur la terre de mes ancêtres, à 15 min de Nîmes. Je suis le premier, depuis mon arrière-grand-père qui est né dans ce hameau, à la cultiver, car ses descendants ont décidé de faire des études et de changer d’activité.

Mes ancêtres étaient vignerons et agriculteurs depuis au moins 400 ans. La maison de famille où je vis avec ma famille était l’endroit où je me sentais le mieux depuis mon enfance. Au départ, je croyais que ça n’était qu’un endroit où passer des vacances, mais un jour, j’ai réalisé la portée de ma lignée et le fait de revenir ici après des années à Paris a vraiment du sens pour moi. Des aïeux ont même été enterrés dans la remise à l’époque des guerres de Religion.

Peux-tu nous décrire ton quotidien ? Travailles-tu beaucoup ? 

C’est très intense en termes de quantité de travail. Je travaille en moyenne sur l’année une dizaine d’heures par jour. Cela fluctue avec les saisons : en janvier-février, c’est un peu plus calme, et l’été, ça peut atteindre de 14 à 16 heures. En agriculture, on ne s’ennuie jamais, je n’ai jamais autant travaillé de ma vie : je produis, conditionne et transforme certaines productions, et je fais de la vente directe. Mais comme j’ai été diagnostiqué hyperactif, cela me convient ! (Rires)

C’est moi qui travaille essentiellement, secondé par ma femme, ma fille et mon beau-fils. De temps en temps, j’ai des stagiaires et des amis qui viennent nous aider.

Au printemps, on prépare les sols, et on plante. En été, on récolte et on sèche les plantes. On doit ensuite les battre pour les effeuiller, les trier, les mettre en sachets, parfois sous forme de mélanges pour tisanes. Nous proposons également des bâtonnets de sauge.
Parfois, il y a l’étape de la transformation pour les sirops, les liqueurs, les huiles essentielles.

On organise aussi des balades sensitives, et en plus de cela, on vise au maximum l’autonomie alimentaire. On a fait un forage, on a mis des panneaux solaires, on a notre potager, on a fait des bocaux. Bref, on n’arrête pas !

J’essaie de prendre du temps pour moi et ma famille, autrement que via le travail, mais c’est très peu.

Cette vie-là t’a-t-elle rapproché de ta compagne ?

Tout à fait. C’est également une retraite d’ayahuasca qui nous a réconciliés alors qu’on était séparés. Tout un travail d’acceptation et de pardon a pu être fait. Elle qui était fonctionnaire dans l’Éducation nationale a abandonné son boulot urbain. Aujourd’hui, elle m’aide dans mon métier au quotidien et développe son propre cabinet de magnétiseuse-guérisseuse. C’était pourtant une fille des villes, mais elle a travaillé sa connexion avec la nature.

Quel est ton lien avec les plantes ?

Ma femme et moi sommes très attachés à nos plantes. Elle les magnétise et, de mon côté, je les plante en conscience. Très souvent, je leur parle et les remercie.

Depuis mes séances à l’ayahuasca, je suis devenu une sorte d’ambassadeur du végétal auprès des humains.

Non plus via des émissions ou des films comme je le faisais en tant que journaliste, mais à travers mes productions agricoles. Pour moi, comme me l’a dit un jour un chamane : « Les plantes ont un plan. » Elles nous font respirer, nous nourrissent et nous soignent. Elles m’ont vraiment sauvé de ma dépression et de mon burn out, je leur dois beaucoup.

Regrettes-tu ta vie d’avant ? 

La seule chose que je regrette, ce sont les congés payés ! (Rires)

Non, je ne regrette pas ma vie d’avant : je fais tout ce qui me faisait rêver quand j’étais journaliste spécialisé dans l’écologie. Je n’étais alors pas en accord avec ce qui générait l’argent qui me payait.

Je me sens bien mieux dans le monde des plantes que dans le monde des médias.

Il n’y a pas de personnes pétries d’ego et hypocrites autour de moi. Aujourd’hui, en contribuant à rendre les sols plus vivants, plus fertiles et produisant des plantes biologiques qui peuvent soigner et nourrir, je suis en total accord avec ce que je fais.

Arrives-tu à vivre de ton activité ?

C’est ma troisième année agricole : j’espère pouvoir me sortir un petit salaire bientôt. Il y a eu tellement d’investissements les premières années, je n’ai pas pu pour l’instant me rémunérer.

Le revenu moyen des agriculteurs en France est de 650 euros. Si j’arrivais à 1 000-1 500 euros, je serais déjà content. Heureusement, je n’ai fait aucun emprunt, je n’avais pas de foncier à acquérir. Je n’ai pas de dette bancaire et j’ai pu investir avec mes fonds propres que j’ai presque totalement épuisés en deux ans. Ma mère me loue gracieusement les terres et mes frères et sœurs sont contents qu’on occupe la maison familiale gratuitement alors que la maison leur appartient aussi. J’ai de la chance d’avoir une famille unie. Le soutien familial est primordial aussi.

Si je n’avais eu ni économies, ni terres, cela aurait été bien plus difficile, ça va être plus compliqué pour la personne qui n’a ni terre ni argent. Trouver la terre et le lieu pour habiter à côté, c’est une chance inouïe. J’ai vraiment le sentiment d’avoir trouvé ma voie. Malgré les embûches, tout se coordonne parfaitement. Je me sens aidé de toutes parts.

Avant, je n’étais pas très spirituel, même plutôt matérialiste, mais depuis ma rencontre avec les plantes, j’ai découvert la connexion aux éléments, à la nature, aux plantes et à d’autres mondes subtils que je ne ressentais pas auparavant.

 

Peux-tu nous dire quelles sont les difficultés majeures que tu as rencontrées sur ton chemin pendant ce changement de vie ? As-tu trouvé des solutions ?

Si je n’avais pas eu accès à des terres ici, je ne me serais pas installé ici, dans l’un des coins les plus chauds de France, où l’eau peut manquer. Et ça, c’est le problème majeur. L’eau est prélevée dans le Rhône et distribuée par les services publics via un canal, mais elle est gérée par une société privée dont les principaux actionnaires sont des organismes publics : la BRL.

Vu que j’avais une borne d’accès à l’eau à l’angle de ma parcelle, je pensais que j’y aurais droit, mais la BRL ne prend plus aucun client. Je suis actuellement sur liste d’attente, car le réseau est saturé par ses clients actuels parmi lesquels on trouve des entreprises et des particuliers. Dans mon hameau, il y en a qui font partie de sa clientèle et qui remplissent leurs piscines ! Le golf de Nîmes aussi est arrosé, et moi, alors que je suis paysan, je n’y ai pas droit !

J’ai contacté la présidente de la chambre d’agriculture du Gard, les syndicats agricoles (FNSEA et la Confédération paysanne), la mairie, mais à ce jour, rien n’a vraiment changé.

Je me suis engagé à payer 3 600 euros à la BRL afin de les aider à payer les travaux pour le développement du réseau. Une fois les travaux faits, j’aurai accès à l’eau. Mais deux ans après la signature de ce document d’engagement, les travaux sont toujours à l’état d’étude. En réalité, on s’attend à un nouveau réseau pour 2030 environ. Heureusement, un des voisins qui peut bénéficier du réseau a accepté de partager son eau avec moi, ce qui m’a permis d’arroser une parcelle.

Pour le reste de mes cultures, qui s’étendent sur deux hectares et demi, quand la pluie manque, je dois remplir une tonne à eau qui est une citerne sur remorque. Ça prend beaucoup de temps. J’ai passé des heures à arroser mes plantes.

On est nombreux à avoir besoin d’eau ici pour faire pousser nos légumes et nos arbres, alors qu’elle manque.

De nos jours, de plus en plus de vignes sont arrosées alors qu’avant les vignes n’étaient pas irriguées. Les producteurs de melons aussi ont besoin de beaucoup d’eau.

Ça sera peut-être à moi de réadapter mes cultures en fonction du climat et de ne faire que du thym, du romarin, lavande et sarriette, qu’on peut faire en sec. Et oublier les plantes qui demandent de l’eau comme mes verveines, menthes, mélisses, mauves et d’autres. L’avenir nous le dira.

Autre difficulté : le manque de temps à consacrer à ma famille. J’ai déjà entendu ma fille dire : « Mon papa préfère mes plantes à moi. » À l’époque où je travaillais pour la télé, on partait en vacances et loin. Désormais, ça n’est plus possible, par manque de temps et d’argent, et puis parce que ça ne correspond plus à mes valeurs. On a pu prendre cinq jours de vacances cet été, la première fois depuis trois ans. J’essaie de partager avec elle des moments au quotidien, par exemple au poulailler ou pour récolter des fleurs. Elle a fait des plantations de haies alors qu’elle n’a que 9 ans !

J’ai parfois l’impression d’être obligé de négliger ma famille, alors que j’ai réalisé tout ça au départ pour elle. On a changé de cadre de vie et il y a un équilibre à trouver.

Continues-tu à t’informer ? De quelle manière ?

Beaucoup moins. Avant, j’étais en charge des réseaux sociaux, mais aujourd’hui, je les utilise presque uniquement pour la promotion de marque et partager mon quotidien de néo-rural. J’ai arrêté complètement Twitter. Il me reste Instagram et Facebook. Je suis toujours abonné au Monde diplomatique et j’écoute France Inter.

Je me suis acheté un casque Bluetooth et j’écoute des podcasts pendant que je travaille. La plupart du temps, ils sont en lien avec mon activité, la biodiversité et les plantes pour accroître mes connaissances, par exemple ceux de Christophe Bernard.

À quelqu’un qui voudrait s’installer pour faire la même chose que toi, que conseillerais-tu ?

Je lui dirais de se préparer à un travail vraiment très prenant et physique. Quand tu as été travailleur intellectuel pendant des années, le corps en prend un sacré coup. J’ai des tendinites à chaque coude qui deviennent pratiquement chroniques. Je me suis fait opérer aux deux mains du canal carpien.

Je lui dirais aussi que c’est malgré tout un métier passionnant et hyper-stimulant intellectuellement, où il faut se creuser la tête pour trouver des solutions qui te permettront de préserver ton corps, de régénérer les sols, de favoriser l’harmonisation de la biodiversité et j’en passe.

Où peut-on se procurer tes plantes, séchées ou transformées ?

On peut trouver ma production dans une boutique en ligne, en circuit court dans une boutique de producteurs où on se relaie à une trentaine de producteurs, et dans les marchés. Et le 17 septembre 2022, j’organise une fête des plantes avec distillation publique et un marché de producteurs amoureux des plantes.

Voir le site du Jardin de Bizac
La page Facebook

 

 

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