« J’étais prof et je suis devenu cultivateur de fraises bio » : le parcours d’Yvan
Yvan était professeur d’histoire-géographie, mais cette activité ne l’épanouissait plus. Il a choisi de se lancer dans l’agriculture biologique : aujourd’hui, ce ne sont plus des élèves qui se trouvent devant lui au quotidien, mais des terres où poussent de belles fraises goûteuses qu’il cultive aux côtés de sa famille.
Le Jardin aux baies, c’est le nom de la micro-ferme creusoise spécialisée dans la production de fraises de très haute exigence environnementale, produites à la main, sans mécanisation que développent Yvan et sa femme depuis 2021. Un changement radical pour ce professeur d’histoire-géo qui est passé des salles de cours à la culture paysanne, à qui nous avons posé quelques questions.
Nexus : Quand et comment vous est venue l’idée de produire des fraises ?
C’était déjà un vieux projet ! Aurore avait depuis longtemps l’idée de pratiquer l’arboriculture et la permaculture. Puis, à la fin des années 2000, nous avons commencé à produire des légumes en tentant de nous rapprocher autant que possible de l’autonomie alimentaire. Au début des années 2010, j’ai eu l’occasion de faire une première expérience de travail dans le maraîchage bio. Enfin, après de multiples reports, j’ai enfin passé un bac agricole en 2020, pour me lancer dans la foulée.
Qu’est-ce qui vous plaît particulièrement dans cette activité ?
Outre le fait élémentaire de produire des fruits de qualité, ce métier permet de vivre avec le rythme naturel des saisons.
L’autonomie dans l’organisation du travail est aussi appréciable. Bien qu’il faille constamment s’adapter aux fortes contraintes de la météo comme aux besoins des clients, on reste maître de ses choix : on choisit les variétés produites, la façon de conduire sa production, ses marchés, la manière dont on souhaite communiquer…
Un autre élément essentiel à nos yeux : l’activité est variée ; du physique (beaucoup) mais aussi de la réflexion, du contact…
Aviez-vous déjà une expérience dans l’agriculture ?
J’ai été ouvrier agricole quelques mois (viticulture, maraîchage…).
Pourquoi les fraises ?
Nous produisons ce que nous aimons !
Il y a un besoin important de redévelopper des productions locales saines, et la fraise en est en quelque sorte le symbole : c’est un fruit particulièrement fragile, qui n’aime pas voyager, qui n’est pas destiné à être conservé. Autrement dit, c’est vraiment LE fruit à consommer localement. C’est aussi un fruit qui empoisonne particulièrement ses consommateurs lorsqu’il est traité avec des agents toxiques. D’où la nécessité de consommer des fraises bio et non traitées.
Après des années d’abus mercantiles, avec des fraises importées, récoltées immatures et donc sans goût, les gens ont de plus en plus envie de retrouver la vraie saveur des fruits. Comme les scandales alimentaires se multiplient, ils retrouvent la nécessité d’avoir un lien direct avec le producteur, le connaître, lui parler, aller directement se fournir chez lui… On revient enfin à plus de bon sens.
Avez-vous le label bio ?
Oui. Le label bio n’est pas une fin en soi, mais c’est un repère important pour beaucoup de gens : c’est la garantie que nos productions et nos engrais sont contrôlés.
Quelles activités professionnelles aviez-vous avant ?
J’ai eu des activités professionnelles très variées ! Agriculture, industrie, commerce, restauration… Mais j’ai surtout travaillé dans le secteur éducatif : éducation routière d’abord, Éducation nationale ensuite.
Comment vous êtes-vous formé ?
J’ai d’abord été autodidacte. Mais travailler comme ouvrier agricole et comme stagiaire apporte beaucoup. Pour compléter, j’ai souhaité passer le bac pro Productions horticoles, et effectuer un stage bien ciblé sur ce que je souhaitais faire ensuite.
Y a-t-il eu des obstacles majeurs pendant cette transition ?
Le principal obstacle rencontré est, sans surprise, financier. Il est très difficile de trouver les financements pour démarrer après 40 ans. Le prix du foncier est un problème majeur. Les banques françaises, particulièrement dans ma région, sont très ignares sur la problématique du maraîchage. De plus, elles sont totalement larguées quant aux évolutions de la vie économique, et ne semblent pas suffisamment travailleuses pour rattraper leur retard. Elles se basent encore sur des repères économiques et des techniques agricoles qui étaient pertinents dans les années 1970…
J’ai donc fini par me rabattre sur le microcrédit. Le bon côté, c’est qu’avec une mise de départ très faible, on est obligé de très bien penser sa démarche. Après une première saison encourageante, j’ai lancé une collecte MiiMOSA (financement participatif spécialisé en agriculture) pour améliorer les équipements.
Comment avez-vous eu accès à du terrain pour la culture ? À quel prix ?
N’ayant pu accéder à la propriété, je suis locataire des terres et d’une partie des équipements. Le départ à l’étranger d’une maraîchère m’a permis de trouver cette solution, qui me coûte à peine plus d’un millier d’euros par an.
Quel matériel utilisez-vous et quelle somme cela représente-t-il en investissement ?
Nous travaillons sans tracteur. Tout est fait à la main, selon les principes du maraîchage sur sol vivant et de l’agroécologie. Nous utilisons du paillage pour réduire le travail de désherbage, protéger le sol et limiter son assèchement. L’irrigation est une donnée fondamentale : c’est pourquoi nous utilisons des tuyaux goutte à goutte haut de gamme, indispensables aussi pour y injecter les engrais bio spécialisés.
L’investissement de départ était de 7 300 €.
Est-ce que quelqu’un qui n’a pas d’apport personnel peut se lancer ? Comment ?
C’était mon cas. C’est très difficile, mais pas impossible. Le microcrédit, le financement participatif, la location d’une ferme communale ou encore l’association « Terre de Liens » peuvent être des solutions.
Arrivez-vous à vivre de votre activité aujourd’hui ? Comment complétez-vous ?
Pour le moment, l’activité paysanne ne nous fait pas vivre toute l’année. Une fois la saison terminée (ou lors des calamités agricoles), je travaille en intérim.
Est-ce que cette nouvelle vie vous épanouit davantage qu’avant ?
Oui ! Certes, c’est très difficile, toujours incertain, mais on fait ce qu’on aime, de la manière qui nous sied, et si nous sommes toujours amenés à gérer moult contraintes, nous restons tout de même autonomes dans nos choix. Et la quasi-totalité de nos clients sont très sympathiques et agréables. Au bout du compte, c’est aussi pour eux que l’on fait tout ça.
Regrettez-vous votre métier de prof ?
Pas du tout ! J’ai aimé ce que j’ai fait, mais la dégradation de l’Éducation nationale est telle que vieillir en tant que prof aurait été l’assurance de s’enfoncer toujours plus dans la névrose. Beaucoup font mine d’envier les vacances des profs, mais très peu souhaiteraient être à leur place. Moi qui ne prends plus de vacances et qui trime tout l’été, j’aurais plutôt tendance à les plaindre !
Vous sentiez-vous libre de pouvoir transmettre ce que vous vouliez en tant qu’enseignant ?
Oui et non. Non, car le cadre idéologique de l’institution est très fermé. Le politiquement correct ronge l’Éducation nationale, et l’encadrement est devenu aussi strict avec les profs que laxiste avec les élèves. Dans ces conditions, l’école ressemble de plus en plus à une garderie bordélique et de moins en moins à un lieu où les plus jeunes pourraient grandir et se construire sereinement.
Toutefois, ayant enseigné surtout en lycée professionnel, j’étais plus libre que beaucoup d’autres enseignants : les programmes sont plus ouverts, et on y tolère de gré ou de force une plus grande liberté de ton. Il y est finalement peut-être plus facile de favoriser l’esprit critique des élèves.
Pensez-vous qu’il y ait de la censure exercée chez les profs ?
La censure existe, dans le sens où la liberté pédagogique de l’enseignant doit s’exercer dans le cadre strict des prescriptions appuyées des inspecteurs de l’Éducation nationale (donc du ministère), et que les programmes sont inévitablement plus ou moins orientés.
Mais le problème principal est l’autocensure. La plupart des profs sont aujourd’hui des enfants déclassés de la petite bourgeoisie, une classe sociale très conformiste, où l’on apprend dès le plus jeune âge à paraître toujours « bien comme il faut » et à ne pas trop penser en dehors des clous. Ce n’était pas forcément ainsi lorsque les enfants des familles ouvrières ou paysannes s’élevaient à la condition, bien plus glorieuse jadis, de professeur. Les tempéraments n’étaient pas les mêmes…
Est-ce que votre vie d’avant vous a apporté des valeurs et compétences qui vous sont utiles dans votre nouvelle activité aujourd’hui ?
Oui, et heureusement ! La capacité à s’adapter aux situations toujours changeantes, à réagir rapidement, à se remettre en question à chaque échec, l’aisance dans le contact avec les gens, la facilité à communiquer et à expliquer simplement des choses parfois complexes à des gens très divers et variés.
Quelles qualités et valeurs avez-vous le sentiment que cette nouvelle activité développe en vous ?
L’autonomie, l’esprit de responsabilité : sortir du salariat vous y oblige. Le sens de l’effort est bien mieux saisi lorsque l’on est son propre patron ! La créativité, aussi, notamment quand il s’agit de créer une nouvelle recette de confiture.
Reste ce qui doit nous animer, quels que soient l’activité et le statut : l’amour du travail bien fait (malheureusement de plus en plus rare dans les grandes entreprises ou administrations), le plaisir de répondre à un besoin humain et de contribuer au bien-être des gens, la jovialité.
Combien d’enfants avez-vous et de quel âge ?
Nous avons quatre enfants, de 21, 17, 11 et 9 ans.
Certains sont en instruction en famille : pourquoi ce choix et comment réussissez-vous à tout gérer ?
L’IEF a d’abord été pour nous une solution pratique : nous vivions à la campagne, les aînés allaient dans une école en regroupement pédagogique intercommunal, les plus petits auraient dû aller dans un autre village, nous obligeant à les lever trop tôt et à parcourir des kilomètres quotidiennement.
Nous nous sommes vite aperçus que l’IEF était beaucoup plus efficace : moins de temps passé à étudier pour plus de résultats. Car les conditions sont idéales : une prof pour seulement deux élèves !
L’objection la plus courante à l’IEF est la question de la socialisation : les enfants en IEF seraient sauvages, tandis que ceux qui vont à l’école sauraient mieux vivre avec les autres. Il n’en est rien : la socialisation est catastrophique à l’école, où les enfants sont devenus de plus en plus difficiles à encadrer, et où chaque enseignant mesure quotidiennement le déficit éducatif abyssal des élèves. Les violences entre enfants sont courantes, le harcèlement à l’école est devenu un fléau, et malheureusement les profs sont le plus souvent démunis face à des situations relevant plus de la psychiatrie que de l’instruction. A contrario, l’IEF a permis à mes deux plus jeunes enfants de dégager du temps pour d’autres activités dont le cadre favorise mieux la socialisation : la musique, le sport…
Ce temps libre supplémentaire est un avantage indéniable : ils peuvent dévorer des livres et satisfaire leur curiosité dans de nombreux domaines. Leur temps de sommeil est respecté, et leur santé n’en est que meilleure.
Aujourd’hui que nous sommes investis dans une activité agricole, cette plus grande souplesse dans l’organisation de la vie de famille est un plus !
Que conseilleriez-vous à quelqu’un qui voudrait se lancer dans l’agriculture ?
Bien prendre le temps de mûrir son projet, de se former, et de connaître le lieu d’installation (pas seulement la terre à cultiver, mais aussi la zone de chalandise et ses spécificités).
Garder en tête qu’entre la théorie et la pratique, il y a toujours une différence.
Pourriez-vous nous citer une phrase, une personne, un précepte, ou une œuvre qui vous inspire au quotidien et qui correspond à votre façon de voir la vie ?
Il y en aurait beaucoup… C’est donc difficile de faire un choix. Je crois que l’état d’esprit de Rabelais peut être un modèle à la fois de sagesse, de savoir et de joie de vivre.
Avez-vous quelque chose à ajouter ?
Oui, beaucoup, toujours. Mais il faut savoir conclure !
Retrouvez les fruits et confitures d’Yvan et Aurore sur leur site internet et sur leur page Facebook.
Photo de couverture par le Jardin aux Baies
Propos recueillis par Estelle Brattesani
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