Géo-ingénierie

L’ensemencement des nuages au Maroc est-il responsable des pluies diluviennes en Espagne ?

En 2024, afin de lutter contre la sécheresse, l’ensemencement artificiel des nuages s’est intensifié au Maroc. Soixante-dix opérations ont été effectuées au cours des dix derniers mois dans le royaume, soit le triple des années précédentes. En août dernier, une agence météorologique espagnole alertait sur les risques que ces opérations faisaient peser sur les régions voisines du Maroc, dont la péninsule Ibérique.

◆ Le programme Al-Ghait

L’ensemencement des nuages n’est pas une nouveauté au Maroc. Régulièrement confronté à des épisodes de sécheresse et au manque d’eau dans certaines régions très arides, le pays a depuis longtemps misé sur les promesses de la géo-ingénierie climatique pour améliorer ses conditions de vie. Le programme Al-Ghait d’ensemencement des nuages en est le résultat.

Développé dès 1984 avec l’aide de l’Agence des États-Unis pour le développement international (United States Agency for International Development – USAID), le programme Al-Ghait (qui signifie « pluie » en arabe) est opérationnel depuis 1996. Il consistait au départ à ensemencer les nuages dans certaines zones à partir de générateurs au sol dispersant un mélange d’iodure d’argent dans l’air. Puis il s’est généralisé à l’ensemble du territoire en 2005, grâce à des opérations aériennes effectuées par avions (un Alpha Jet et un King Air 200), comme le rapporte un article du journal marocain L’Opinion.

◆ Intensification des moyens mis en œuvre

Mais la crise hydrique persistante a conduit les autorités marocaines à renforcer ce programme et à intensifier les opérations d’ensemencement. Selon le site d’information économique marocain Médias24, 160 millions de dirhams (environ 15 M€) ont été investis entre 2021 et 2023 pour mettre en œuvre de nouvelles technologies et créer de nouveaux sites d’insémination des nuages à partir du sol. En novembre 2023, le Maroc comptait ainsi 44 sites d’insémination répartis autour de sept centres principaux (contre 20 sites et trois centres avant 2021). Toujours d’après Médias24, un nouvel avion a également été équipé.

L’intensification du programme s’est également traduite par une extension du calendrier des opérations. Alors que celles-ci se déroulaient auparavant entre début novembre et fin avril de chaque année, elles ont lieu désormais tout au long de l’année.

Alpha Jet du programme Al-Ghait (image extraite du site L’Opinion)

◆ 163 opérations depuis 2020

Pour poursuivre ces efforts, la somme de 100 millions de dirhams (9,5 M€) a de nouveau été injectée dans le programme Al-Ghait pour la période 2023-2025, dans l’objectif d’accroître d’environ 20 % les précipitations dans le pays, selon un article d’Al Ahdath Al Maghribia traduit par Le 360.

Grâce à ces moyens décuplés, le Maroc a pu réaliser 70 opérations d’ensemencement de nuages dans les dix premiers mois de 2024, soit le triple des années précédentes. Dans un communiqué relayé par l’Agence marocaine de presse (MAP), le ministère de l’Équipement et de l’Eau a officiellement annoncé 163 opérations depuis 2020.

◆ Le Maroc, fer de lance de l’Afrique

Le programme Al-Ghait fait la fierté du Maroc, qui s’enorgueillit d’être à la pointe de la géo-ingénierie climatique sur le continent africain. En tant que pionnier dans le domaine, le pays a d’ailleurs aidé le Burkina Faso ou le Sénégal à mettre en place leurs propres programmes, comme l’indique un responsable de la Direction générale de la météorologie marocaine (DGM), Lhoussaine Youabd, dans une interview accordée en 2022 au média L’Opinion.

◆ Des impacts environnementaux jugés nuls

Quant aux risques environnementaux liés à cette pratique, notamment l’utilisation de produits chimiques en haute altitude, il n’y en a aucun, selon la DGM. Durant la phase d’évaluation du programme Al-Ghait, qui a duré de 1990 à 1995, les concentrations d’iodure d’argent analysées dans la neige au sol sur la zone cible auraient été « faibles et non nuisibles à l’environnement », rapporte L’Opinion, qui assure également qu’« il existe un consensus scientifique sur l’absence d’impacts environnementaux négatifs dus aux méthodes d’ensemencement des nuages, à condition que les pays qui ont développé des programmes de ce genre se conforment aux directives de l’Organisation mondiale de la météorologie (OMM) ».

◆ « Une technique incontrôlable », selon certains experts

Rares, dans le royaume, sont les voix discordantes à se faire entendre sur ce programme. Elles existent toutefois. Dans un article de La Quotidienne datant de mars 2022, un professeur de climatologie à l’université Hassan-II de Casablanca, Mohammed Said Karrouk, estimait pour sa part que « l’iodure d’argent ne se dégrade pas facilement et pourra donc rester pendant très longtemps dans le sol, ce qui pourrait être mauvais pour l’environnement ».

Autre point délicat, selon le professeur : « L’ensemencement des nuages est une technique incontrôlable. Si, par exemple, nous souhaitons la réaliser au-dessus du bassin Bin El-Ouidane, il se peut que les conditions atmosphériques déplacent la pluie hors du bassin, ce qui serait catastrophique. Ces contraintes sont incontrôlables, puisque l’expérience se réalise dans un milieu géophysique. »

◆ L’alerte d’une agence météorologique espagnole

Mohammed Said Karrouk n’est pas le seul à craindre ce genre de « déplacements incontrôlés ». De l’autre côté de la Méditerranée, en Espagne, l’agence météorologique indépendante El Tiempo a tiré la sonnette d’alarme le 21 août dernier, en publiant un article sur son site internet. Selon elle, l’intensification des opérations d’ensemencement marocaines pourrait avoir des « conséquences imprévisibles » et fâcheuses non seulement au Maroc, mais également sur les régions voisines, en particulier le sud de l’Espagne.

El Tiempo rappelle que « des pluies abondantes dans les endroits où la géographie et l’environnement ne sont pas habitués à la pluie peuvent engendrer des inondations et des eaux de ruissellement, détériorer et accroître l’érosion des sols. En outre, l’ensemencement de nuages peut modifier l’humidité relative de l’atmosphère. Cette situation pourrait entraîner des sécheresses dans des zones imprévues ou bien de fortes pluies, les conséquences de la géo-ingénierie climatique étant actuellement imprévisibles. »

◆ Des risques climatiques et géopolitiques

« En fait, poursuit l’agence, le changement climatique peut entraîner une augmentation des phénomènes météorologiques extrêmes, tels que les tempêtes, la foudre, les grêlons et même les tornades. » El Tiempo souligne également que « selon un rapport de l’ONU publié après le sommet de la COP28 sur le climat en 2023, la géo-ingénierie climatique pourrait déclencher une série de réactions en chaîne présentant des risques importants pour les humains, les océans, les températures mondiales et la biodiversité ».

Autre danger qu’il convient d’envisager, celui d’un « éventuel conflit géopolitique qui pourrait surgir entre les États touchés, tels que l’Espagne et le Maroc, en raison de la modification des conditions environnementales par décision d’un seul pays ».

◆ Pluies et inondations dévastatrices au Maroc…

Quelques semaines après cette alerte, début septembre 2024, le sud et le sud-est du Maroc ont subi des pluies torrentielles, qui ont provoqué des inondations dévastatrices et meurtrières, comme l’a notamment rapporté Le Monde Afrique. Des rumeurs ont rapidement circulé sur les réseaux sociaux marocains, accusant les opérations de géo-ingénierie climatique d’être responsables de ces précipitations records.

Mais Lhoussaine Youabd a immédiatement écarté tout lien de cause à effet. Dans Maroc Hebdo, le porte-parole de la DGM a assuré que le programme Al-Ghait est « soumis à un suivi scientifique minutieux selon des standards internationaux », ce qui implique qu’il n’est pas utilisé en cas de risques extrêmes. Tout serait donc parfaitement sous contrôle, selon lui.

◆ Pluies et inondations dévastatrices en Espagne…

Surviennent alors les fortes pluies et les inondations meurtrières en Espagne, fin octobre et début novembre 2024. Selon les propos de l’agence météorologique espagnole d’État AEMET, rapportés par Ouest-France, les cumuls de pluie enregistrés le 29 octobre dans la région de Valence sont « extraordinaires », « cette goutte froide est la plus destructrice observée dans [cette] région depuis le début du siècle ».

La faute au changement climatique, nous dit-on. « Nous vivons sur une planète plus chaude [qu’autrefois], avec une atmosphère qui retient davantage d’énergie », a ainsi déclaré l’AEMET. Un avis partagé par la plupart des médias et responsables politiques espagnols ou même européens. Mais est-ce la seule explication possible ?

◆ Des phénomènes qui se multiplient

Le média italien Il Messaggero, lui, s’interroge et rappelle l’alerte lancée par El Tiempo en août dernier. Il liste également les différents phénomènes météorologiques exceptionnels enregistrés ces derniers mois en Afrique du Sud, au Maroc, en Algérie ou ailleurs dans le monde.

À ce titre, on peut se souvenir des pluies diluviennes qui se sont abattues sur Dubaï en avril dernier et dont tout laisse à penser qu’elles étaient une conséquence directe de l’ensemencement des nuages pratiqué par les Émirats arabes unis (lire notre article du 25/04/2024 sur le sujet). Une piste qualifiée de « fake news » par certains spécialistes, mais qu’il est objectivement impossible d’écarter.

Article par Alexandra Joutel

(Image par Gianluca de Pixabay)

⇒ Lire notre dossier « Alarme climatique, le dessous des cartes ? » paru dans le numéro 118 du magazine Nexus (sept.-oct. 2018), disponible dans notre boutique en ligne :

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