Le projet de fusion de la carte Vitale et de la carte d’identité est-il vraiment justifié ?
Les détournements d’usage de la carte Vitale, détectés par la CPAM sur une période allant de 2018 à 2022, ne représentent que 24 dossiers pour un préjudice total cumulé de 208 708 €, soit une moyenne inférieure à 42 000 € par an.
Dans son plan de lutte contre la fraude sociale, notamment celle aux soins de santé, le gouvernement a mis de côté le projet de carte Vitale biométrique et envisage à la place une fusion de la carte Vitale et de la carte d’identité. Mais rien ne semble justifier cette évolution.
Exit la carte Vitale biométrique. Dans son plan de lutte contre la fraude sociale, annoncé le 29 mai dernier dans Le Parisien, le ministre de l’Action et des Comptes publics, Gabriel Attal, a évoqué à la place une fusion entre la carte Vitale et la carte nationale d’identité (CNI). Même si une mission de préfiguration doit encore travailler, à partir de juillet, à « la mise en œuvre juridique et technique » d’une telle carte mixte, le projet semble acté.
◆ La carte biométrique : que des inconvénients !
Cet abandon de la carte Vitale biométrique fait suite aux conclusions d’un rapport des inspections générales des affaires sociales (Igas) et des finances (IGF). Dans ce document, remis en avril aux ministres des Comptes publics et de la Santé, la mise en place d’une carte Vitale biométrique est en effet jugée trop fragile (multiples dysfonctionnements potentiels), trop invasive, trop risquée quant à la sécurité des données de santé, difficile à généraliser, impossible à utiliser par un proche aidant et, surtout, beaucoup trop onéreuse : entre 1,9 et 2,3 milliards d’euros de coût annuel (!), pour la fabrication des cartes, les surcoûts en personnel de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) et le coût des lecteurs d’empreinte ou des caméras à reconnaissance faciale, selon la technologie choisie. Cela hors coûts de développement et de mise à jour des logiciels pour les cabinets et établissements médicaux… Le tout, sans offrir de garanties réelles sur les risques de fraudes !
◆ La carte fusionnée mieux acceptée
Gabriel Attal a donc décidé de suivre la proposition alternative défendue par le rapport de l’Igas et de l’IGF, à savoir une fusion entre la carte Vitale et la carte d’identité. Un tel système existe déjà dans d’autres pays européens, comme le Portugal, la Belgique et la Suède. Plus facile à mettre en œuvre et moins coûteuse (bien que son coût ne soit jamais chiffré dans le rapport…), la carte fusionnée a le grand avantage de faciliter la vérification de l’identité du patient (identitovigilance) sans comportement intrusif de la part du praticien ou du pharmacien. Cette solution est d’ailleurs mieux acceptée par les différents groupements de professionnels de santé consultés par la mission en charge du rapport. De son côté, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), très rétive à la carte biométrique, n’exprime pas d’opposition de principe à une éventuelle fusion des deux cartes, dans son avis du 13 mars 2023 intégré dans le rapport. Cette solution nécessiterait toutefois, selon elle, « la réalisation d’une étude technique, juridique et économique poussée ». Il faudrait également vérifier que la pertinence et l’efficacité d’un tel dispositif au regard des deux finalités recherchées – lutte contre la fraude et identitovigilance – soient prouvées.
◆ Seulement 24 fraudes à la carte Vitale en cinq ans
Bien plus percutant, Thomas Fatôme, l’un des principaux concernés par la fraude aux soins de santé puisqu’il est le directeur général de l’Assurance maladie, n’y va pas par quatre chemins dans son courrier du 3 avril 2023 (également publié dans le rapport). Il pose d’entrée de jeu la question du bien-fondé d’un tel projet de modification de la carte Vitale, qui « ne paraît répondre à aucun besoin » ! Et de poursuivre : « Sa plus-value en matière de LCF [lutte contre les fraudes, NDLR] reste entièrement à démontrer à partir du moment où la mission considère que la notion de “fraude à la CV” n’est pas un concept opérant et que les montants de fraude susceptibles d’être liés à une utilisation frauduleuse de la carte Vitale sont minimes. » En effet, le rapport de l’Igas-IGF (Annexe III p. 17) indique que les détournements d’usage de la carte Vitale, détectés par la CPAM sur une période allant de 2018 à 2022, ne représentent que 24 dossiers pour un préjudice total cumulé de 208 708 €, soit une moyenne inférieure à 42 000 € par an. Une goutte d’eau dans l’océan des 1,1 à 1,3 milliard d’euros de fraudes et de fautes estimés par la Cour des comptes pour 2018-2019, dans son dernier rapport de mai 2023.
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◆ Les fraudes les plus coûteuses ne viennent pas des assurés
De manière générale, si les assurés sont à l’origine de 68 % des fraudes de santé détectées par la CPAM, leurs méfaits ne représentent, en 2021, que 27 % du montant des préjudices subis ou évités. Il s’agit en grande majorité de fraudes aux indemnités journalières ou aux rentes suite à un accident du travail. Donc rien à voir avec la carte Vitale. Les fraudes qui coûtent le plus cher à l’Assurance maladie sont en réalité celles provenant de professionnels et d’établissements de santé : prestations fictives, facturations multiples ou frauduleuses, non-respect de la nomenclature ou de la réglementation, fausses ordonnances… (données issues du rapport Igas-IGF – Annexe III p. 4 et suiv.). La carte Vitale peut être utilisée pour certaines de ces fraudes, mais avec la complicité du praticien. Une carte Vitale fusionnée avec la carte d’identité n’y changerait rien.
◆ Une mesure disproportionnée
Comme le souligne Thomas Fatôme à la suite de la Cnil, la question est donc celle de la proportionnalité « entre la mise en place d’un tel outil et le besoin auquel il vise à répondre ». Le directeur général de l’Assurance maladie n’hésite pas à conclure que « le rapport coûts/bénéfices d’un tel projet […] ne plaide pas en sa faveur ». Quant à l’argument de la simplification avancé par le rapport, il n’y croit pas : il faudra toujours présenter une carte. Enfin, le directeur général de l’Assurance maladie estime que « l’association sur un même support des données d’état civil et le NIR [numéro de sécurité sociale, NDLR], même au sein de deux conteneurs distincts, risque d’être mal comprise, alors que les sphères “Intérieur” et “Sécurité sociale” étaient jusqu’ici strictement étanches. Le risque politique associé à un tel rapprochement, même si celui-ci est entouré de toutes les garanties possibles, ne doit pas être sous-estimé dans un contexte où le débat public sur ce type de sujets, alimenté par les fake news et les réseaux sociaux, peut très vite déraper. »
Pourtant, le projet a été retenu par la mission en charge du rapport et par le ministre des Comptes publics. Mais sur la base de ces éléments, on peut légitimement s’interroger sur les motivations réelles qui sous-tendent sa mise en place. Cette nouvelle carte fusionnée ressemble en tout cas fortement à une première étape vers le portefeuille d’identité numérique, qui pourra rassembler sur un même support tous les documents officiels d’un individu (carte d’identité, carte Vitale, passeport, permis de conduire…). Un tout-en-un vendu à l’avance comme très pratique dans la vie quotidienne. Un outil surtout idéal pour qui voudrait exercer un contrôle social de la population et glisser subrepticement vers un modèle à la chinoise.
Article par Alexandra Joutel
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