Lutte contre la « désinformation » : chaque jour, l’étau se resserre autour de la liberté d’expression
La chasse aux « fausses informations » s’intensifie en France et en Europe pour soi-disant protéger le débat public, tout en censurant toujours davantage la liberté d’expression. Tandis que le Digital Services Act européen a franchi un cap supplémentaire en février, le dispositif Viginum a montré ses premiers effets en France et abouti à la censure de 20 chaînes Telegram.
◆ Désinformation et mésinformation : l’ennemi mondial n° 1 selon Davos
Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, l’a affirmé en janvier dernier au Forum économique mondial à Davos : « Pour la communauté mondiale des affaires, la principale préoccupation pour les deux prochaines années n’est pas un conflit ou le climat, mais la désinformation et la mésinformation. » Par cette phrase, la présidente ne faisait que résumer la page 8 du Rapport sur les risques mondiaux 2024 publié par le Forum économique mondial.
Pour nos dirigeants, la désinformation et la mésinformation se propagent essentiellement via le numérique : plateformes et médias en ligne. À ce titre, le mois de février 2024 a marqué une étape supplémentaire dans le contrôle des réseaux numériques, afin de lutter contre cette fameuse « désinformation » ou « mésinformation ».
◆ Élargissement du contrôle européen à toutes les plateformes numériques
À l’échelon européen, le Digital Services Act (règlement sur les services numériques), déjà en vigueur depuis fin août 2023 pour les grandes plateformes telles que Facebook, Google, TikTok, X, Wikipédia, YouTube, LinkedIn, Instagram…, s’applique désormais, depuis le 17 février 2024, à toutes les plateformes numériques.
Le DSA entend lutter contre les contenus illicites et les contrefaçons, mais aussi contre la haine, la manipulation et la désinformation en ligne, en raison de son influence sur l’opinion publique. Encore faudrait-il définir ce qu’est une « désinformation ». Or ce terme, soumis à l’arbitraire, sert surtout à censurer les points de vue différents de ceux du discours officiel, comme on l’a vu pendant la crise Covid et comme on le constate depuis sur d’autres sujets, notamment le conflit en Ukraine.
◆ Nouvelles mesures dans le cadre des élections en Europe
Le site gouvernemental Vie-publique.fr annonce d’ailleurs qu’à l’approche des nombreuses élections qui auront lieu cette année en Europe (Parlement européen, Portugal, Belgique, Croatie, Roumanie, Autriche), la Commission européenne a l’intention d’adopter en mars 2024, toujours dans le cadre du DSA, « des lignes directrices sur les mesures d’atténuation des risques pour les processus électoraux ». Derrière cette phrase assez obscure, on peut se demander si la liberté d’expression et la liberté d’opinion seront possibles sur les réseaux sociaux pendant les prochaines campagnes électorales…
En France, le « gendarme » chargé de contrôler le respect du règlement DSA sera l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), selon ce que prévoit le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (loi SREN), en attente de passer en commission mixte paritaire.
👉 Lire notre article du 08/07/2023 :
◆ Viginum ou la lutte contre les ingérences numériques étrangères
Pendant ce temps, une autre structure est déjà à l’œuvre dans notre pays pour contrôler le numérique. Il s’agit de Viginum ou service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères. Sa création par décret le 13 juillet 2021 a permis au gouvernement d’éviter un débat parlementaire autour du bien-fondé de son existence, de ses moyens et de ses missions.
Chapeauté par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Viginum a pour mission de « préserver le débat public des manipulations de l’information provenant de l’étranger sur les plateformes numériques ». Pour ce faire, « le service étudie les phénomènes inauthentiques (comptes suspects, contenus malveillants, comportements anormaux, aberrants ou coordonnés) qui se manifestent sur les plateformes numériques ».
◆ Un champ de surveillance très large
Toujours selon le site du SGDSN, l’ingérence numérique étrangère se caractérise par « une atteinte potentielle aux intérêts fondamentaux de la Nation ; un contenu manifestement inexact ou trompeur ; une diffusion artificielle ou automatisée, massive et délibérée ; l’implication directe ou indirecte d’un acteur étranger », que celui-ci soit étatique ou non.
Le champ d’action de Viginum peut porter sur toute thématique « pour laquelle une posture de vigilance est nécessaire face à une menace informationnelle potentielle : événements institutionnels, démocratiques, politiques, sociétaux, historiques, sportifs, connus et planifiés ou en lien avec l’actualité, se déroulant en France ou y affectant le débat public ». Autant dire à peu près tout.
◆ Un rapport sur un réseau de portails d’information pro-russes
Jusque-là très discret, ce service de l’État a fait parler de lui récemment, puisque 20 chaînes Telegram ont été censurées en France suite à un rapport publié par Viginum les 12 et 14 février 2024. Selon ses propres termes, ce rapport « dévoile l’activité d’un réseau baptisé Portal Kombat, constitué de “portails d’information” numériques diffusant des contenus pro-russes, couvrant positivement l’invasion russe en Ukraine et dénigrant les autorités de Kiev, afin d’influencer les opinions publiques notamment françaises ».
Ce réseau compterait 193 portails d’information aux contenus « très orientés idéologiquement » et présentant « des narratifs manifestement inexacts ou trompeurs qui […] participent directement à polariser le débat public numérique francophone ».
◆ 20 chaînes Telegram censurées du jour au lendemain
Les 20 chaînes Telegram francophones mentionnées dans le rapport (p. 11 de la première partie), considérées comme « les plus utilisées comme sources d’articles de pravda-fr[.]com », ont été invisibilisées dès le 15 février 2024. Parmi elles se trouvent les chaînes de RT France, Géopolitique Profonde, Actualité FR ou encore Kompromat.
Le rapport commente : « Les articles diffusés servent principalement à la couverture du conflit en Ukraine en présentant d’une part positivement l’invasion russe aux populations occidentales et en dénigrant, d’autre part, l’Ukraine et ses dirigeants, régulièrement présentés comme “corrompus”, “nazis” ou “incompétents”. »
Mais ne touche-t-on pas là à la liberté d’opinion ? Et peut-on dire que ces informations sont « manifestement inexactes ou trompeuses » ? Elles ne sont pas celles véhiculées par les médias français conventionnels, mais cela n’implique pas forcément qu’elles soient fausses.
Par ailleurs, l’amalgame permanent entre opinion différente et fausse information est une habitude qui devient sérieusement inquiétante et qui rappelle le récent débat autour de l’article 4 du projet de loi sur les dérives sectaires. Cet article, très controversé, vise en effet à condamner tout avis médical ou toute pratique thérapeutique dès lors qu’ils ne correspondent pas à la science officielle, en les cataloguant comme mensongers et manipulatoires.
◆ Que traque réellement Viginum ?
La suite du rapport Viginum ne fait que confirmer cette tendance au délit d’opinion, puisqu’il y est dit, à propos des 20 chaînes Telegram épinglées, qu’elles « publient également sur d’autres thématiques proches des sphères complotistes francophones, qui tendent à remettre en cause la parole politique, les médias ou encore les différentes décisions prises au sein des organisations internationales comme l’OTAN, l’ONU ou l’UE par exemple ».
Voilà qui pose franchement question quant au rôle réel de la nouvelle « vigie » de l’État. Son but est-il de débusquer les ingérences étrangères ou finalement de traquer les Français qui oseraient critiquer le narratif officiel, quel que soit le sujet ? Sous couvert de sécurité nationale, Viginum n’est-il pas plutôt le chien de garde d’une propagande occidentale et un nouvel outil de censure au service de l’État ?
◆ Une toile qui se tisse
Et si l’on prend en considération l’ensemble des dispositifs de surveillance et de contrôle des « fausses informations » mis en place ces dernières années, aussi bien sur le plan national qu’international (DSA, European Media Freedom Act, projet de loi SREN, projet de loi sur les dérives sectaires, Trusted News Initiative et autres organes de fact-checking…), on comprend qu’une énorme toile se tisse et que l’étau se resserre chaque jour davantage autour de la liberté d’expression.
Article par Alexandra Joutel
👉 Lire notre dossier « JO 2024 – Souriez, vous êtes fichés ! » dans notre n° 151 (mars-avril 2024) :
👉 ARTICLE PAPIER OFFERT ! Lire « Propagande et manipulation, les clés du discernement » paru dans Nexus n° 136 de septembre-octobre 2021 :
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